La Maison
6.6
La Maison

livre de Emma Becker (2019)

Passons sur les inévitables polémiques et cris d’orfraie poussés ici et là par les représentants d’associations militantes et autres membres de l’intelligentsia publique, ceux pour qui montrer son cul pour du fric, c'est forcément horrible, et alors en faire une œuvre littéraire, je ne vous raconte même pas (où sont passées les bonnes mœurs, madame ?). Passons sur les tentatives de censure, les démontages en règle d’un bouquin qu’on n’a pas lu, les insinuations un rien calomnieuses sur Internet, la volonté de remettre en perspective ce témoignage « d’une histoire inventée », absolument pas « représentative de la réalité de la prostitution », qui « invisibiliserait » d’autres expériences (en quoi ?), et surtout ce qualificatif de « petite-bourgeoise » répété un peu partout, qui laisse entendre que de par son milieu et ses motivations, Emma Becker et son point de vue seraient automatiquement disqualifiés. Passons sur le plus drôle, à savoir que cette appellation émane le plus souvent de personnes qui ne connaissent la prostitution que par le journal télévisé et n’auraient jamais l’idée ne serait-ce que d’aller dans un bar à champagne de Pigalle, juste pour voir ce qui s’y joue. Bref, je ne vais pas continuer à lister ces attaques injustifiées nourries d’arguments foireux, auxquelles l’auteure du présent ouvrage répond bien mieux que moi dans ses interviews. On retiendra de cette triste polémique qu’il existe une chose bien plus insupportable que l’inconscience des petites-bourgeoises qui veulent découvrir la vie : c’est la pudibonderie des grands-bourgeois qui prétendent la connaître.


Même s’il s’inspire d’évènements vécus, « La Maison » n’est donc pas un essai sur la prostitution en général. Après lecture, il s’avère que c’est bel et bien un ouvrage littéraire, mais de quel genre ? Cela prend d’abord les apparences classiques de l’autofiction : Emma Becker retrace les raisons qui l’ont poussée à se prostituer pendant un temps, puis relate en détail son parcours au sein de ces deux bordels- l’autre étant le Manège, où elle reste deux semaines avant de filer à l’anglaise-et ses rapports vis-à-vis de la faune (clients comme putes) qu’elle croise dans les deux établissements successifs. Tout au long du récit, l’auteure adopte un parti-pris subjectif : construit comme un journal de bord plutôt que comme un réel témoignage (pas de lien chronologique entre les différents chapitres, un récit axé sur des impressions et sensations plutôt que sur des faits bruts), le livre détaille l’ensemble des constituantes de cette « Maison » à travers les yeux de l’auteure. C’est donc sur une base éminemment narcissique que démarre l’ouvrage-ce que l’auteure assume, par ailleurs.


Mais dans le même temps, se glisse une réflexion plus large sur les rapports homme-femme, notamment dans l’acte sexuel et les rapports de pouvoir qui peuvent s’y jouer. Et c’est là que cela devient passionnant : certes, avec son postulat de base (la prostitution ne serait qu’une version exacerbée des rapports homme-femme, les premiers au désir plus « facile » à faire venir et les secondes à l’envie plus trouble, réduites bien souvent à jouer la comédie faute de pouvoir atteindre l’orgasme) Emma Becker n’apprend pas forcément grand-chose au lecteur déjà rôdé à ce type de question. Mais elle arrive à montrer, via le prisme prostitutionnel, un large panel des situations et comportements sexuels que nous pouvons tous avoir. Même sans avoir quotidiennement des rapports tarifiés, on se reconnaît dans un certain nombre de portraits esquissés dans le livre. Becker a une vraie plume, fine et ironique (et même, par moments, d’une énergie toute virile) pour décortiquer les relations de tendresse et de séduction qui se jouent entre filles et clients, ou même entre filles tout court. A ce moment, le rapport de force entre demandeurs et « vendeuses » s’inverse : les hommes, emprisonnés entre 400 pages, y deviennent un peu pitoyables, patauds, empêtrés dans leurs contradictions et leur manque de savoir-faire, et surtout incapables de distinguer leurs fantasmes de la réalité : pour nombre d’entre eux, la putain est la compagne idéale, celle qui leur donne ce dont ils ont besoin sans exiger aucun engagement de leur part. Elle est celle qui leur dispensera éternellement du plaisir et avec laquelle ils n’auront jamais d’enfant, signe de la fin du bonheur conjugal. L’auteure elle-même, évoquant son passage de l’état de pute (qui « appartient » à tous) à celui de mère (qui n’« appartient » qu’à un seul d’entre eux), s’inquiète d’être à son tour supplantée, dans les rêves de son conjoint, par une putain superbe et disponible. On peut être en désaccord avec cette vision de l’homme comme d’un être faible et indécis, un peu Bovary sur les bords ; cependant, elle est comme le reste dispensée sans cruauté, avec même une certaine tendresse, une volonté de comprendre sans juger. Les filles de « La Maison », si elles sont croquées avec la même douceur, sont dépeintes sous un jour beaucoup plus pragmatique : ce sont des travailleuses, elles ont des fins de mois à arrondir et des enfants à nourrir. Mais elles n’en restent pas moins, dans les yeux d’Emma, des êtres énigmatiques et fascinants, des créatures semblables à celles qu’elle croisait naguère, émerveillée, dans les livres de Maupassant et de Calaferte. Des femmes qui la subjuguent même dans leurs moments les plus triviaux, et auxquelles elle rend un hommage exalté et infiniment amoureux.


Au carrefour de la banalité du quotidien et du fantasme, « La Maison », au-delà de son propos sur la prostitution, parle d’un espace-temps bien particulier où se croisent des vécus et émotions diverses, qui sont autant de facettes de la sexualité et des multiples formes qu’elle peut prendre. Car oui, ce qui se joue là, c’est du cul, parfois sale, parfois dangereux, parfois chiant, mais parfois aussi ambiguë, passionnant, hypnotisant, touchant même quelquefois (je pense aux derniers chapitres) à une forme de sacré. C’est un livre qui rappelle au fond que le sexe est un rapport humain comme un autre, avec lequel on peut jouer et auquel on peut vouer une dévotion qui amène à y consacrer deux ans et demi de sa vie. Ce n’est probablement pas un grand livre-certaines répétitions ou chapitres moins utiles que d’autres peuvent lasser-mais il a le mérite de dresser de l’activité prostitutionnelle et sexuelle un portrait intelligent et complexe. C’est le mieux que l’on pouvait espérer d’un livre érotique.

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le 13 juil. 2020

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Dany Selwyn

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