"La figure d’une jeune femme a le calme, le poli, la fraîcheur de la surface d’un lac. La physionomie des femmes ne commence qu’à trente ans. Jusques à cet âge le peintre ne trouve dans leurs visages que du rose et du blanc, des sourires et des expressions qui répètent une même pensée, pensée de jeunesse et d’amour, pensée uniforme et sans profondeur ; mais, dans la vieillesse, tout chez la femme a parlé, les passions se sont incrustées sur son visage ; elle a été amante, épouse, mère ; les expressions les plus violentes de la joie et de la douleur ont fini par grimer, torturer ses traits, par s’y empreindre en mille rides, qui toutes ont un langage ; et une tête de femme devient alors sublime d’horreur, belle de mélancolie, ou magnifique de calme ; s’il est permis de poursuivre cette étrange métaphore, le lac desséché laisse voir alors les traces de tous les torrents qui l’ont produit ; une tête de vieille femme n’appartient plus alors ni au monde qui, frivole, est effrayé d’y apercevoir la destruction de toutes les idées d’élégance auxquelles il est habitué ni aux artistes vulgaires qui n’y découvrent rien ; mais aux vrais poètes, à ceux qui ont le sentiment d’un beau indépendant de toutes les conventions sur lesquelles reposent tant de préjugés en fait d’art et de beauté"

Et vrai poète, voilà bien ce qui définit mieux le Balzac aux commandes de cet étonnant opus, qui ne ressemble à rien de ce qu'il a écrit, et qui pourtant est tellement balzacien. Honoré partage ce privilège rare avec Rossini qu'il aimait tant : la première fois qu'on le lit tout parait évident comme si on connaissait déjà l'auteur, et à la cinquantième fois on continue de découvrir des merveilles comme si c'était la première. Etonnant et merveilleux, oui : l'odyssée (en 6 chapitres, écrits par Balzac sur 20 ans) d'une femme digne de la Princesse de Clèves, traversant la première moitié du XIXe siècle pour laquelle elle était si peu faite. Tout ses talents s'y déploient, il lâche les vannes comme jamais : roman psychologique, roman d'aventure, roman d'amour, roman social… Avec un tel condensé, d'autres auraient pu écrire au moins 10 livres. Mais on le sait, Balzac fait dans la dépense folle et dans la démesure. Ce qui ne l'empêche pas de tricoter son histoire avec les grâces d'une dentellière. "La femme de 30 ans" a les bouillonnements, les tiraillements d'un roman expérimental : ce n'est pas forcément son oeuvre la plus finie, la plus parfaite, et par conséquent elle fait partie de celles qu'on a un peu oublié : c'est à mes yeux au mieux une fâcheuse étourderie, au pire une grande erreur. N'importe laquelle de ses pages donne à comprendre pourquoi et en quoi Balzac est un écrivain de génie :

"La manière dont la marquise tenait ses deux coudes appuyés sur les bras de son fauteuil, et joignait les extrémités des doigts de chaque main en ayant l’air de jouer ; la courbure de son cou, le laissez-aller de son corps fatigué mais souple, qui paraissait élégamment brisé dans le fauteuil, l’abandon de ses jambes, l’insouciance de sa pose, ses mouvements pleins de lassitude, tout révélait une femme sans intérêt dans la vie, qui n’a point connu les plaisirs de l’amour, mais qui les a rêvés, et qui se courbe sous les fardeaux dont l’accable sa mémoire ; une femme qui depuis long-temps a désespéré de l’avenir ou d’elle-même ; une femme inoccupée qui prend le vide pour le néant."
Chaiev
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le 14 nov. 2013

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