Au-delà de sa fameuse réflexion dualiste — de la légèreté, de la pesanteur — le roman éblouit d’abord par la précision des sentiments. Une précision d’une justesse bouleversante puisque de celles qui se heurtent aux limites de la condition humaine ; qui apportent ce qu’il faut d’amertume à un texte, flanqué dès lors d’un arrière-goût de mélancolie.
Les personnages, de qui la nature factice est judicieusement assumée, se construisent au travers d’une psychologie particulièrement riche — elle aussi factice — d’une tenue irréprochable, et d’une évolution remarquable ; toujours mis en lumière à travers les concepts premiers de légèreté et de pesanteur. Kundera concède ainsi un travail de fiction de l’esprit, qui finalement, par toute les vérités qu’elle entraîne, n’aura d’irréel que la clairvoyance psychanalytique dont chaque personnage fait preuve sur lui-même.

Tereza, Tomas, Sabina, Franz, se font finalement office de grandes figures, diverses, personnelles et universelles ; et cette distanciation des êtres sur eux-mêmes, c’est encore ce qui rend le roman si beau, par ce qu’il installe d’ironique. De l’esprit naît l’intrigue : ce que l’amour a de raté ne l’a que parce que chacun aime différemment — et c’est le drame et la réussite du roman : l’inconciliable association des êtres. Ainsi les personnages ne réussiront jamais à se trouver, et même Tereza et Tomas, réunis dans le couple, se ratent dans l’amour. La fatalité qui les foudroie deviendra en ce sens une félicité ; car elle les embrasse dans un unique moment d’allégresse, prolongeant celui-ci dans l’éternité.

Ce travail de fiction par l’esprit, il faut encore le voir dans la construction fascinante d’un texte qui ne trouve comme cheminement que celui de la réflexion et de la pensée. Le temps et la chronologie se dispersent, et dispersent avec eux le roman dans cette intemporalité nuageuse — qui préserve son contexte, très important, du Printemps de Prague et de l’invasion russe — d’une beauté qui n’a d’égal que le sentiment d’absolu qui s’en dégage. Aussi, il s’agit de jouer avec de grandes vérités, de grands concepts, par un jeu d’échelle vertigineux : des profondeurs de la conscience — comme de l’inconscient — jusqu’aux réflexions sur les peuples, sur la politique, à l’instar de cette méditation sur le kitsch, qui, pour Tereza, alimentera tant d'observations sociétales que personnelles.

Un roman magnanime, une grande œuvre, à la fois si vaste et si synthétique sur l'existence humaine qu’il en devient difficile de saisir l'étendue du travail fourni ou du génie de Kundera.
Vincent_Liveira
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le 7 oct. 2014

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