Ulysse, à son retour, ne retrouve des Balkans que l’essoufflement de la guerre ; mélancoliques régions dans l’ombre des ruines ; dans le silence des rues désertes, comme celui des peuples, usés et endeuillés. C’est Harvey Keitel qui campe ce héros nouveau. Il n’est qu’une initiale : A, derrière laquelle on risque peu à glisser le nom de l’auteur.


L’idée originelle, par sa toute puissance symbolique, ancre l’oeuvre dans sa réflexion poétique et métaphysique : A. est à la recherche du premier film réalisé dans les balkans. Trois bobines, des frères Manákis, jamais développées, peut-être à jamais perdues.
La pensée d’Angelopoulos ainsi débute et s’élabore par le regard. L’oeil originel — celui de l’innocence — brigué avec tant d’opiniâtreté, déploie le film, par les différentes valeurs qu’il incarne, dans ce qu’il a de plus grand et de plus beau.


Ce regard possède d’abord une nature : l’outil filmique. Et c’est dans ce qui fait ce dernier un regard en soi, affranchi — ou presque — de l’esprit humain, donc dans ce qu’il a de substantiel, que la démarche du film trouve son essence symbolique. Car l’outil filmique ne célèbre-t-il pas la naissance d’un oeil nouveau ? Une lucarne inédite ouverte sur l’homme, comme il s’en fabrique rarement dans l’Histoire ; qui demeure, immuable, et qui appartient de fait à l’histoire de l’humanité et à sa mémoire.
Au-delà de sa nature, il est encore question de ce qu’il voit. Les frères Manákis ont parcouru les balkans, ont immortalisé un début de siècle avec l’innocence d’un regard neuf. Comme A. le dit lui-même : « ils n’étaient pas concernés par la politique, ni par les questions ethniques, ils étaient intéressés par les gens. » La quête de ces bobines perdues prend dès lors une valeur sociétale : la recherche, si poétique, de l’identité d’un peuple, perdue, égarée par un siècle de conflits et de guerres, nés et morts dans les Balkans. Sarajevo a cela de beau et de si tragique qu'elle marque le début et la fin d’un siècle — comme celle, loin d’être anodine, du film.
Ce regard, enfin, A. finit par le faire sien, et sa quête prend des allures de recherche du temps perdu. Ce regard d’Ulysse, il est ainsi autant la mémoire de l’homme, que du cinéma, que de l’Histoire.


Cette entreprise, monumentale, ne serait rien sans un travail formel d’exception ; sans la beauté de l’idée. Celle d’un artiste maître de son outil : qui d’un symbole synthétise si brillamment la pensée. Je pense au fameux Lénine remontant le Danube ; statue démembrée, qui remmène avec elle ce qu’il reste de l’esprit russe. Je pense à cette brume tragique, qui, durant le siège de Sarajevo, se fait synonyme de trêve, mais derrière laquelle la mort subsiste, seulement rendue invisible. Et puis ces foules, ces peuples, toujours en mouvement, migrants : cette longue procession d’Albanais, reconduits à la frontière, immobilisés dans l’immensité d’un paysage stérile, impuissants. Le tout en musique ; magnifique partition d’Eleni Karaindrou.

C’est bouleversant.


L’élément formel essentiel, dans la grammaire d’Angelopoulos, sans quoi ces enchevêtrements tiendraient de l’impossible : c’est le rapport au temps. Le passé, l’Histoire, se construisent dans la verticalité. Le temps d’un travelling, d’un plan fixe, passé et présent cohabitent. C’est l’idée, Angelopoulos le dit lui-même, que le premier appartient au deuxième. Le réalisateur ne filme pas les événements dans leur appartenance temporelle, mais spatiale.
Angelopoulos déploie ce qu’on peut appeler une poétique de la mémoire. Le film crée sa propre grammaire, qui lui permet d’exposer le mouvement de l'histoire, l'articulation entre le passé et le présent.


À toutes ces temporalités faut-il encore rajouter celle d'Ulysse. Du poème homérique, il ne reste finalement que quelques éclats, quelques symboles ; une volonté d’habiter le film, surtout. D’appuyer ce désir d’appartenance à l’Histoire. Il n’en constitue pas l’origine. Il subsiste néanmoins ces quatre femmes, toutes jouées par Maia Morgenstern, qui possèdent quelque chose de la symbolique homérique et à travers lesquelles on peut reconnaître Pénélope, Calypso, Circé peut-être.


Le Regard d’Ulysse est un monument du cinéma et de l’art en général, traversé par la grandeur d’une pensée qui dans l’homme raconte le temps — et l’Histoire.

Vincent_Liveira
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le 25 avr. 2015

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