L'Écume des jours
7.5
L'Écume des jours

livre de Boris Vian (1947)

Jetez un oeil aux rues, aux allées de supermarchés, aux parvis d'affiches de cinéma et voyez-nous là, las, grommelant, habitués à tout. Heinrich Mann me pousse avec violence devant cet effroyable spectacle comme on le fait d'un diplomate trop zélé et vous lance cette froide invective, une larme à l'oeil et la gorge serrée: "Regardez la, l'éternelle créature humaine, et dites ce que vous espérez encore." J'ai ouï cet été une réaction intéressante devant l'affiche du dernier film de Gondry où trônaient le nouveau Delon et une pâle Joconde: "Tiens regarde! En ce moment, on passe Légumes du jour !". Il y avait autant d'amertume dans cette moquerie qu'une fantaisie, insoupçonnée par son locuteur même, si proche de l'humour si particulier de Boris Vian. Comme si - même raillé - le Déserteur de notre évidence quotidienne savait encore nous faire penser comme lui et ce d'outre-tombe.


Plutôt qu'aller voir les sourires fatigués d'Amélie Poulin, la niaiserie contrefaite d'Arsène Lupin, les pitreries d'Omar Sy et tout "cet ail de basse cuisine", j'ai décidé de lire l'oeuvre jazzie et poétique de Vian.
Dès la première page, ce même quotidien, une scène de douche. Mais, en lieu et place d'un lapin blanc, est apparu devant moi une anguille faisant irruption depuis un lavabo. Alors, le vernis du réel craque pour dévoiler un tableau fauviste où domine un jaune dans toutes ses nuances. Clair, foncé, pâle, sur les murs, sur les jupes, dans les chevelures. Mais aussi traître, menteur annonçant l'invasion d'un "bleu sale" et du vert d'un enfer peint à la Monet où règne un peuple de nénuphars tueurs. Peint ainsi, le monde semble différent. Il n'est en réalité que peint différent à coup de mots mordants, de jeux de sons délirants, de pensées carrolliennes, de néologismes qui changent le quotidien en un autre incroyablement attirant même dans le désespoir.


Dans ce nouvel aujourd'hui, la police passe à tabac de contrebande et viole des reliures de livres. Dans ce xéno-quotidien, on use des pourboires pour manger. Ici, on tue avec des armes poétiques (les "arraches-coeurs", couteaux papillons plus papillons que couteaux, ou les "tue-fliques", sorte de tue-mouches aux allures de révolvers exclusivement réservés à l'élimination des "agents d'armes") qui poussent dans la chaleur humaine et masculine. Ici, "les parfums, les couleurs et les sons se répondent" puisque l'on y boit des sons et l'on y écoute des goûts. Ici, la musique de Duke Ellington, de Louis Amstrong, a des vertus insoupçonnées: elle change le nom des rues, donne son nom aux êtres aimés, influence les humeurs et change la disposition des pièces en bulles intimes ou en cercueils non moins intimes. Ici, on ose dénoncer le pouvoir dérisoire et insensé de l'argent pour clamer celui des fleurs qui peuvent soigner, qui peuvent blesser, qui peuvent tuer.


Amateurs de Jean-Sol Partre (Jean-Paul Sartre) ou Simone de Bovouard (Simone de Beauvoir) s'abstenir tant leurs doubles de ce côté du miroir sont risibles, inquiétants voire détestables. Ou bien uniquement pour connaître enfin tout sur la forme du coeur du strabiste engagé.
Amateurs de Disney, s'y lancer pour rencontrer un Mickey plus sombre et plus tragique auquel Vian consacre ses dernières pages.


Cette relecture de Vian pourrait à terme rendre le quotidien aussi exaltant qu'une aventure d'Alice dans un paysage bleu de mariés parisiens à la façon de Chagall. Agréable à lire plus qu'aucun autre classique, béat de bonheur puis haletant de tristesse, ce livre a sa place dans toutes les mains et tous les coeurs.

Frenhofer
10
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à ses listes Les meilleures histoires d’amour dans la littérature, Les meilleurs classiques de la littérature française et Carnet de lecture 2022

Créée

le 28 mars 2017

Critique lue 1.3K fois

8 j'aime

7 commentaires

Frenhofer

Écrit par

Critique lue 1.3K fois

8
7

D'autres avis sur L'Écume des jours

L'Écume des jours
Pravda
5

Un Colin dans l'Ecume... vraiment ?

Je me suis ennuyée durant la première moitié… (mais le livre est court, alors j’insiste et termine) La seconde partie, quand tout commence à aller mal, est passée plus facilement… (mon côté vautour...

le 26 avr. 2013

78 j'aime

6

L'Écume des jours
pphf
8

Pianocktail et passage à tabac de contrebande

Très singulier destin que celui de l’Ecume des jours : passée totalement inaperçu lors de sa publication, Vian n’était pas considéré comme un romancier, ingénieur, musicien, parolier, habitué de...

Par

le 17 janv. 2015

46 j'aime

L'Écume des jours
Vividly
10

Ecrire en Jazz....

"Il y a seulement deux choses: c'est l'amour, de toutes les façons, avec les jolies filles et la musique de la Nouvelle-Orléans ou de Duke Ellington. Le reste devrait disparaître car le reste est...

le 20 févr. 2011

32 j'aime

1

Du même critique

Les Tontons flingueurs
Frenhofer
10

Un sacré bourre-pif!

Nous connaissons tous, même de loin, les Lautner, Audiard et leur valse de vedettes habituelles. Tout univers a sa bible, son opus ultime, inégalable. On a longtemps retenu le film fou furieux qui...

le 22 août 2014

43 j'aime

16

Full Metal Jacket
Frenhofer
5

Un excellent court-métrage noyé dans un long-métrage inutile.

Full Metal Jacket est le fils raté, à mon sens, du Dr Folamour. Si je reste très mitigé quant à ce film, c'est surtout parce qu'il est indéniablement trop long. Trop long car son début est excellent;...

le 5 déc. 2015

33 j'aime

2

Le Misanthrope
Frenhofer
10

"J'accuse les Hommes d'être bêtes et méchants, de ne pas être des Hommes tout simplement" M. Sardou

On rit avec Molière des radins, des curés, des cocus, des hypocondriaques, des pédants et l'on rit car le grand Jean-Baptiste Poquelin raille des caractères, des personnes en particulier dont on ne...

le 30 juin 2015

29 j'aime

10