L'Écume des jours
7.5
L'Écume des jours

livre de Boris Vian (1947)

Pianocktail et passage à tabac de contrebande

Très singulier destin que celui de l’Ecume des jours : passée totalement inaperçu lors de sa publication, Vian n’était pas considéré comme un romancier, ingénieur, musicien, parolier, habitué de Saint-germain et de ses caves, poète peut-être, au point qu’à côté de ses quatre grands romans à venir, il continuera de publier ses supercheries noires, scandaleuses et « américaines »,les Vernon Sullivan qui rencontraient bien plus de lecteurs ; puis le succès énorme, sans limites, parfaitement imprévisible au début des années 70 ; puis le statut d’œuvre culte, et Boris Vian mythifié à l’heure de sa disparition ; puis un peu oubliée, tout en restant culte, et parfois un peu déconsidérée, jusqu’à ce qu’elle soit relancée par des adaptations cinématographiques, assez ratées.

L’Ecume des jours reste un premier roman, un roman de jeunesse (Vian a 26 ans), qui porte encore la marque, un peu potache, de ses premières tentatives – Trouble dans les Andains (avec le personnage de Jacques Loustalot, le mythique major des nuits de Saint-Germain-des-Prés, le double de Boris Vian, qui transparaît ici sous les traits du très singulier cuisinier Nicolas), ou plus encore Vercoquin et le plancton, avec ses surprises-parties survitaminées et euphoriques.

Mais L’Ecume des jours est bien plus qu’un premier roman ou qu’un récit pour adolescent – comme on peut le lire, ici ou là. Rien à voir avec une éducation sentimentale.

C’est d’abord une tentative, très singulière, pour composer un roman à la façon d’une partition, très ambitieuse, de jazz. Et il ne s’agit pas seulement, là ce n’est qu’anecdotique, des multiples références, disséminées dans le roman, au jazz de La Nouvelle-Orléans. Il s’agit bien d’un roman musical. On a une ligne, très simple, à laquelle on revient régulièrement, il vit en pleine insouciance, ils se rencontrent, elle meurt, avec à chaque instant, l’occasion d’improvisations, d’échappées, de soli, puis retour à la ligne initiale. Il y a d’ailleurs une confusion explicite entre le personnage féminin et la magie de la musique – Chloé, comme Chloe, song of the swamp, interprétée par Duke Ellington. Et on était prévenu dès le prologue de l’Ecume : « il y a seulement deux choses, c’est l’amour de toutes les façons, avec les jolies filles, et la musique de la Nouvelle-Orléans … »

C’est le langage, les mots comme des notes ou comme des accords, qui appelle les improvisations, les digressions, toute la fantaisie et toute la folie qui font la magie du livre. Les mots se collent, le merveilleux pianocktail, le piano à cocktail mélangeant les alcools selon les airs interprétés, les mots appellent les mots , passage à tabac / tabac de contrebande, et on change d’univers, les mots se jouent des mots, les moquent, en rient, jusqu’à en devenir inquiétants, presque menaçants, le chuiche, le bedon et le chevêche (le suisse, le bedeau et le chevêche, l’archevêque, sans doute, mais aussi chouette chevêche , rapace endormi le jour, dans un univers tellement irréaliste qu’il finit par en devenir plus que réel et inquiétant), les mots ne savent plus où ils nous entraînent, Colin se taille en biseau les coins de ses paupières, perce un trou au fond de sa baignoire pour évacuer l’eau pendant qu’une anguille tente de s’échapper par le robinet du lavabo.

(La grosse erreur de Gondry aura été de penser que l’on pouvait en assurer la transposition au cinéma en remplaçant le jeu musical sur les mots par des effets formels et des trucages – en confirmant ainsi, peut-être, que le roman était définitivement impossible à adapter).

Jazz et surréalisme, évidemment, on ne sait pas où les improvisations pourront nous entraîner, avec aussi les procédés les plus habituels du surréalisme, le monde inversé, les rencontres inattendues, les chocs (à la façon d’un des personnages, Chick, qui écoute simultanément deux discours de jean-Sol Partre pour que du choc des idées ainsi mises en contact naissent des idées nouvelles …), mais avec un pouvoir d’évocation inédit et très fort, le cancer sous la forme d’une fleur blanche, et l’eau source de vie devenue à présent maléfique.

Et l’accumulation de séquences inoubliables, le fameux pianocktail, le massacre de la patinoire (Ubu-roi n’est pas loin), la culture des fusils sous serre avec engrais humain, l’île cimetière dans un décor de bayous ; et la souris grise …

Et l’on retrouve toujours la ligne principale, autour des grands thèmes (l’amour et la mort, mais aussi la religion l’armée et le travail qui en prennent pour leur grade), il s’agit d’ailleurs moins de thèmes que de ressentis successifs et toujours musicaux – l’insouciance et le boogie (avec une leçon délirante sur les différences essentielles entre le boogie-woogie et le biglemoi), l’émotion et l’amour, et le noir très profond du blues jusqu’au drame. Il est même très possible que tous les passages techniques et technologiques, délibérément illisibles (Vian était aussi ingénieur et pas dupe) renvoient aussi aux improvisations et aux expérimentations d’un jazz bien plus free.

Il peut ressortir de tous ces choix le sentiment que ces personnages sont un peu désincarnés, sans épaisseur psychologique, que l’empathie se révèle donc difficile – et de fait tout psychologisme, tout pathos sont absolument exclus, ce qui ne signifie nullement toute émotion ni toute chair.

(On serait peut-être plutôt, avec toutes les limites de ce genre de comparaison, dans un univers à la Wes Anderson, celui de Moonrise Kingdom, par exemple (et j’ose me citer) : « tout le paradoxe, ou tout le génie de Wes Anderson, son lyrisme sans lyrisme, s’oppose à toute identification individuelle ou immédiate, toute forme de fusion primaire, d’adhésion psychologique, souvent aussi forte que mièvre. Son lyrisme touche à l’universel, au principe de la fusion, et d’une façon infiniment légère. Mais il touche assurément, et il touche au plus profond bien après son visionnement –même si certains, c’est aussi évident qu’irréprochable, ne pourront pas se retrouver dans cette approche. »
Peut-être faudrait confier une adaptation de Vian à Wes Anderson …)

Quoi encore ?

Vian, avant l’herbe rouge, construit son récit sur les aventures parallèle de deux couples, aux destins tragiques : le premier couple est amoureux, le second ne parvient pas à l’être car l’homme est plus attaché à l’œuvre et à l’homme Jean Sol-Partre (la trouvaille …) qu’à sa compagne. Il s’agit sans doute moins d’une critique de Sartre (Vian avait un temps travaillé aux Temps modernes, mais Sartre, Beauvoir et Merleau-Ponty ne lui laissaient qu’une portion très congrue) que de ses admirateurs, aux lisières de l’aliénation.

La pensée de Vian, même si très critique (l’église, le travail, l’armée) n’est assurément pas politique : insouciance de la jeunesse dorée, appréhension (somme toute réaliste …) de l’horreur du travail, sociologie paradoxale (les ouvriers gagnant bien mieux leur vie que les ingénieurs …), approche pour le moins ambiguë de l’homosexualité (avec les « pédérastes d’honneur » du mariage)...

Vian est, était, restera un individualiste forcené.

Et pour se convaincre de la profonde originalité de l’Ecume des jours, il suffit de redonner la parole à Vian et de reprendre le texte, paradoxal, à peine provocateur et génial, de l’incipit :
« Dans la vie, l’essentiel est de porter sur tout des jugements a priori ; Il apparaît en effet que les masses ont tort et les individus toujours raison. Il faut se garder d’en tirer des lignes de conduite (…) Il y a seulement deux choses : c’est l’amour, de toutes les façons, avec des jolies filles, et la musique de La Nouvelle-Orléans et de Duke Ellington. Le reste devrait disparaître car le reste est laid, et les quelques pages de démonstration qui suivent tirent toute leur force du fait que l’histoire est entièrement vraie puisque je l’ai imaginée d’un bout à l’autre. Sa réalisation matérielle proprement dite consiste essentiellement en une projection de la réalité, en atmosphère biaise et chauffée, sur un plan de référence irrégulièrement ondulé (…)

P.S. On peut considérer L’Ecume des jours comme une introduction réussie à la partie la plus importante de l’œuvre de Vian – ses quatre grands romans, dont assurément deux chefs d’œuvre, pourtant moins connus que l’Ecume : l’Automne à Pékin, délirant et génial, l’Herbe rouge, noir et génial, peut-être son grand œuvre (mais à déconseiller en temps de spleen) et l’Arrache-cœur, plus obscur et amer, mais avec des trouvailles inoubliables (les trumeaux, Joël, Noël et Citroën). Ils valent le détour.
pphf
8
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le 17 janv. 2015

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