De l'art d'aller sur la lune au XVIIe siècle

Critique qui portera exclusivement sur Les Etats et Empires de la Lune, comme le titre semble, et semble à juste titre, l'indiquer.

Cyrano de Bergerac. Le simple nom de l'auteur est tout un programme : un mec dont on connaît fatalement le nom par Rostand, sans que rien de véritable ne soit dit sur l'écrivain libertin du XVIIe. Savoir que Cyrano a vraiment existé, c'est déjà quelque chose ; mais savoir ce qu'il a pu raconter et écrire, eh, franchement, c'est très ésotérique, mais vu le nom du mec, disais-je, ça a l'air super mystérieux.

Alors de quoi il cause, le Cyrano ? Il parle de voyage sur la lune. Le narrateur, qui n'est jamais désigné que par "je" dans le premier volume (puis par "Dyrcona", anagramme de "Cyrano", dans Les Etats et Empires du Soleil), raconte comment il réussit, par des méthodes plus que farfelues impliquant notablement des fioles, de la rosée et un petit coup de pouce du soleil, à arriver sur la lune, et ce qu'il y voit, et ce qu'il en pense. Science-fiction ? Un peu, oui. Il y a des choses étonnantes dans ce petit roman, des intuitions ahurissantes (celle de l'héliocentrisme par exemple, indémontrable à l'époque) (en outre je soutiens que Cyrano est l'inventeur du gramophone. AU XVIIE SIECLE MESSIEURS DAMES. Rien que ça), des thèses diaboliquement drôles (Cyrano argumente la thèse de l'existence possible d'un Dieu-chou, je veux dire d'un dieu pour les choux, d'un dieu en forme de chou, bref d'un dieu choumorphe comme l'homme a un Dieu anthropomorphe), mais surtout des théories très modernes, des discussions foisonnantes, grâce au procédé qui fera carrière du récit de voyage pour comparer les moeurs de deux peuplades.

Tout cela semble très foutraque, comme ma critique jusqu'ici. Mais le récit de Cyrano est fascinant, tant pour le génie de son pitch, pour ses intuitions prémonitoires, pour le côté dépaysant de la chose, que pour les réflexions qu'il met en place. En effet, si on sourit parfois, soit d'admiration devant des arguments pro-athéisme foutrement lumineux et pionniers (l'athéisme ou à défaut l'agnosticisme de Cyrano semble assez évident, quand l'interlocuteur ne sait pas quoi répondre aux arguments du sceptique - notons que c'est le "je" qui défend les idées traditionnelles, contre les vues d'un habitant de la lune, et que le "je" est donc un personnage non-assimilable à Cyrano himself), soit d'indulgence pour des idées théories fumeuses qui passaient à l'époque pour aussi admirables que ses intuitions s'étant avérées véridiques, force est de constater que le roman prône une relativité des moeurs absolument fondatrice. Car le voyage sur la lune est, évidemment, un prétexte pour discuter des dogmes, des idées reçues, des fausses évidences véhiculées par la société. Aussi, la confrontation des habitants de la lune et du Terrien est fracassante, car Cyrano construit une opposition souvent binaire qui, bien que simpliste à dessein, renverse complètement les lieux communs, en particulier bibliques (ben oui, c'est quand même la théologie qui dicte ses lois en France au siècle classique). Dès lors, ils marchent à quatre pattes, quand nous nous dressons sur deux pieds ; ils mangent en inspirant les effluves des aliments, quand nous les ingurgitons par la bouche ; ils se saluent en mettant leur couvre-chef, quand nous ôtons le nôtre ; etc, etc, la liste est infinie. Mais ce qui pourrait être simplement une inversion facile est un véritable appel au doute, à la raison toute nue, dépoussiérée de ses préjugés (Descartes, sors de ce corps), car Cyrano démontre par A + B que chaque usage différent du nôtre est fondé en raison, qu'il est le produit d'une réflexion aboutie, et que chaque choix est défendable, quand il ne discrédite pas carrément notre usage terrestre. Cyrano montre donc une étonnante faculté à tordre les arguments de la thèse pour les mettre au service de l'antithèse, ce qui donne une grande richesse au texte, et qui n'est pas sans rappeler la philosophie sophistique. J'entends par là le véritable enseignement des sophistes de l'Antiquité, au-delà de l'accusation socratique infamante qui persiste dans le langage courant jusqu'à nos jours : les sophistes, en pouvant soutenir n'importe quelle thèse, prônaient un idéal de vérité mouvante, relative, anti-manichéenne, dans un monde où la parole pouvait créer l'harmonie entre les hommes par l'art de la persuasion. Bon, tout cela est bien sûr très guimauvesque, mais voyez plutôt L'Eloge d'Hélène de Gorgias pour vous faire une idée.

Le roman n'échappe pas, cependant, au travers presque consubstantiel à ce genre d'écrits : il est très net que le récit de voyage est au service d'une comparaison de moeurs qui prend tout et n'importe quoi comme prétexte, ce qui devient un peu rébarbatif à la longue et entrave l'enchaînement des péripéties. Cette succession de débats est intéressante car extrêmement diverse, elle aborde des sujets hauts (religion) ou bas (digestion) ; elle est de plus dialectique et souvent ouverte, c'est-à-dire non-dogmatique, c'est-à-dire qu'elle ne prétend pas délivrer une contre-vérité mais bien ouvrir de nouvelles voies, de nouveaux possibles, sans trancher, et en confrontant les arguments d'un camp et de l'autre. Pourtant, on finit par se lasser un petit peu, on n'est guère ménagé par l'auteur.

Mais cela est pardonnable quand on réalise la portée immense de l'oeuvre. Mince, mais ce n'est pas rien, de proposer de façon aussi pertinente et positive, sous une apparence de fable saugrenue, d'autres explications du monde. Surtout au XVIIe siècle ! Et puis c'est bien écrit, c'est drôle, c'est original, c'est charmant de naïveté parfois... Et le regard moderne sur l'oeuvre a posteriori la rend encore plus fascinante : on aura beau rire d'idées qui sont grotesques aujourd'hui, elles demeurent le témoignage d'une inventivité et d'une volonté de compréhension en profondeur des choses qui font chaud au coeur et qui forcent l'admiration. Au milieu de quelques fausses intuitions, beaucoup de vraies ; on peut s'interroger alors sur la valeur des évidences, non seulement pour le XVIIe, mais aussi pour le XXIe. Dans quatre siècles peut-être, d'autres hommes se gausseront de notre adorable candeur sur tout un tas de choses que nous croyions absolument vraies ; mais ce qui importe le plus n'est pas le résultat, mais l'argumentation elle-même. C'est le principe de la pensée des possibles, du "pourquoi pas". On se dit alors "Eh mais oui, c'est scientifiquement faux, mais ça aurait pu être, c'est pertinent, autant que l'héliocentrisme qu'on ne peut plus démentir, mais qui paraissait illuminé il y a quelques siècles..." La condescendance, inévitable, encourage aussi la modestie individuelle - moi, je n'ai pas eu besoin d'avoir l'intuition de l'héliocentrisme, on l'a démontré avant moi - et collective - face aux pensées futures qui nous feront peut-être passer pour des ploucs crétins.
Alors oui, je prolonge le panégyrique du doute, de l'ouverture, de la raison pure (Kant coucou), du "oui et non" initié par Cyrano, qui a fait un peu plus pour l'histoire des idées et l'évolution scientifique que son nez fantasmé - lequel a pour sa part sa gloire dans l'histoire littéraire, à l'égal de celui de Cléopâtre. C'est aussi ça, aller sur la lune : réfléchir aux moyens concrets d'atteindre l'impossible. Parfois, ça marche, même des siècles après. Bon, pas avec des fioles et de la rosée, mais... L'histoire a donné vie à des rêves qui semblaient aberrants. La prochaine étape, c'est la téléportation, et on prendra dans quelques siècles l'exemple d'Harry Potter pour dire "Haha ils pensaient que c'était impossible et écrivaient des fictions ridicules dessus avec de la poudre et des cheminées, les cons". (J'sais pas qui a pu, au XVIIe, penser la téléportation. Des idées ?)

Tout ça pour dire que c'est cool, et que lire Cyrano aujourd'hui a énormément de sens, peut-être même plus encore qu'à l'époque. Surtout que ça n'a sans doute pas eu la diffusion et l'influence que ça méritait, et que par conséquent je ne suis pas sûre que les mecs aient saisi toute la portée polémique et philosophique de la chose. Franchement, essayez, surtout le passage sur les choux, c'est tordant. et le GRAMOPHONE quoi !

(Désolée pour cette critique bordélique et laborieuse. J'espère avoir réussi à me faire comprendre.)
(Sinon Les Etats et Empires du Soleil c'est peu ou prou la même chose ! Je vous conseille de choisir l'un ou l'autre des deux volets, mais comme ça se suit, c'est peut-être plus simple de lire la Lune et d'aviser ensuite si vous êtes fans.)

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le 20 févr. 2015

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Eggdoll

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