On dit souvent que les deux plus grands écrivains français du XXème siècle sont Proust et Céline. Proust pour le raffinement, la subtilité et l'élégance poussés dans leurs ultimes retranchements, comme un chant du cygne indépassable de la littérature "classique". Céline comme un grand coup de pied dans tout ça, l'irruption de l'oralité dans la prose. Argot et irrespect de la syntaxe généralisés. Mais pas une seule virgule mal placée, contrairement à ce qu'on constate de plus en plus dans la littérature contemporaine, certains "relecteurs" des maisons d'édition ne maîtrisant pas la ponctuation.

Guerre est un roman autobiographique. Autobiographique car Céline y raconte son séjour dans un petit hôpital suite à une grave blessure de guerre. Roman car bien des personnages, même s'ils sont inspirés comme chez Proust de personnages réels, sortent de l'imagination de l'écrivain. A commencer par l'infirmière-chef L'Espinasse, transcription d'une liaison que l'écrivain aurait eue à l'hôpital pendant sa convalescence, qui "branloche" tout ce qui bouge, de préférence si c'est blessé. On ne compte plus les écrivains, mâles presque toujours, qui se servent de la littérature pour y décrire leurs fantasmes. Dans Guerre, on ne rencontre que des femmes, toutes en A, qui se mettent au service du plaisir masculin : Agathe L'Espinasse donc, mais aussi Amandine Destinée et surtout Angèle, qui se prostituent allègrement à l'Hyperbole, le café du coin au nom étrange. Mais la réciproque est vraie aussi, il faut le noter : les hommes, à plusieurs reprises, s'emploient à les faire jouir. S'agissant de L'Espinasse, page 64 :

Cette nuit même elle est revenue encore à mon plume, le gaz en veilleuse, la L'Espinasse, à mon chevet, quoi. Elle me soufflait dans le nez. C'était une question de vie ou de mort, je sentais bien. Je me suis payé de culot. L'heure ou jamais. Je lui attrape la bouche, les deux lèvres, je lui suce les dents ["je lui suce les dents" !], la gencive avec le bout de la langue. ça la chatouillait. Elle était contente.
(...) J'y embrassais les bras pour changer. Je lui mettais ses deux doigts dans ma bouche, je lui mettais moi-même l'autre main sur mon zozo. Je voulais qu'elle tienne à moi la garce. Je lui resuçais toute la bouche encore [j'adore !]. J'y aurais rentré la langue dans le trou du cul, j'y aurais fait n'importe quoi, bouffé ses règles pour que le mec du conseil de guerre y soye baisé.

C’est, en quelque sorte, l’homme qui couche pour obtenir ce qu’il veut ! Ici, se débarrasser du gênant officier qui enquête sur lui. De véritable relation sexuelle, relevant de l'échange, il n'y aura guère, sans jeu de mots : la seule vraie scène où l'un et l'autre prennent du plaisir ensemble est celle, mémorable, d'Angèle avec l'Ecossais d'une impressionnante virilité. Page 141 :

Il est rouquin lui aussi et musclé alors, comme un cheval. Il commence lentement, il parle pas. On dirait un alezan sur elle [belle consonance de cette phrase]. C'est bien simple. Au pas, au trot, au galop, et puis il saute l'obstacle, un coup de cul, encore un autre, pas violent, il la bourre que c'est beau. Elle fait la grimace tellement qu'il la défonce. Je l'avais dit qu'elle était fragile. Elle regarde de mon côté. Hein hein, qu'elle fait avec sa bouche. (...)
Ses mains alors elles me fascinent pendant qu'il travaille, c'est des crampons sur la peau d'Angèle, des crampons bien étalés, musclés poilus comme le reste. (...)
Enfin il est remonté sur la môme à peine qu'il avait repris ses esprits. Elle soufflait encore. Il lui a remis tout. Elle réagissait plus qu'à peine tellement il était puissant l'Ecossais.

Les autres personnages ? Il y a la hiérarchie, qui, soit lui cherche des poux dans la tête tel Recumel, soit lui décerne une médaille de guerre pour son mérite. Il y a Méconille, le chirurgien, qui ne donne pas le moral. Il y a aussi ses parents, envers lesquels le Ferdinand du récit se montre impitoyable. Page 54 :

Je disais plus rien. Jamais j'ai vu ou entendu quelque chose de plus dégueulasse que mon père et ma mère. J'ai eu l'air de m'endormir. Ils sont partis, pleurnichant vers la gare.

Les parents incarnent "les gens bien", à des années lumières de la réalité de la guerre. Une médiocrité que Céline méprise. Du moins telle est l'impression que donne sa prose.

Le niveau de langage change suivant les personnages. Les parents parlent un français plutôt correct ("Nous avons vu ton médecin en montant"). Ferdinand lui-même s'adapte à ses interlocuteurs. Ainsi, lorsqu'il s'adresse à la cantinière Onime, qui vient lui rappeler une dette, page 55 :

- Quand comptez-vous me la régler ?
- Je ne sais pas Madame... Ici, je ne touche rien.

Ces variations de niveau de langage ne concernent pas que les dialogues. Céline surprend par exemple, lorsqu'il décrit M. Hayache, un avocat chez qui Ferdinand se rend avec ses parents. On est tout à coup dans une phrase à la Albert Cohen, avec tous ces participes présent et ces adverbes déployés sur la longueur, page 102 :

Il avait en somme tous les courages et bien des vertus. Si riche, parmi les troupes si près du front, avec de si jolis enfants autour de lui, réformé pour faiblesse de coeur, dans une si grande et si bien meublée demeure tout en "ancien" avec trois bonnes et une cuisinière, à moins de vingt kilomètres du front, si simple avec nous, si complaisant, nous recevant à sa table dès le premier jour, particulièrement simplet avec Cascade, s'informant, estimant, vénérant presque nos blessures et ma médaille militaire, vêtu d'un complet en étoffe de grand prix, un col bien convenable très haut impeccable, en relation avec la meilleure société de Peurdu-sur-la-Lys [ce nom !], connaissant tout le monde, pas fier du tout malgré tout, parlant anglais comme une grammaire, ornant sa maison de dentelles au filet, ce que ma mère considérait comme la preuve même du haut goût, écrivant à mon père des lettres presque aussi bien que lui-même, pas tout à fait évidemment, mais déjà admirablement, gardant, chose rare à l'époque déjà, les cheveux en brosse, coupe sévère qui fait si propre et si parfaitement masculin et convenable et qui consolide la confiance en vous des assurés éventuels.

La sortie triviale - le mot est faible -, au sein de cette bonne société, d'Angèle terrassant son maquereau de mari va faire son petit effet, par contraste. La jeune prostituée, dans Guerre, incarne ces femmes qui ont le pouvoir : cette bête de sexe ne se laisse rien imposer par son mari, et elle dictera sa conduite au narrateur dans l'épisode truculent et vaudevillesque du "placard", consistant à surprendre des Anglais en pleine action pour leur faire cracher leur pognon.

Le mac', c'est Bébert, dit Cascade, le copain de chambrée au pied cassé qui finira fusillé - pas bien compris pourquoi d'ailleurs. Il est l'un des protagonistes principaux du roman.

Mais le compagnon incessant de Ferdinand, celui qui ne le lâche pas d'une semelle, c'est sa souffrance, ce cerveau qui le lance, que Céline résume par cette formule définitive : "j'ai attrapé la guerre dans ma tête". Page 93, il développe à l'aide de métaphores musicales :

Je commençais à mettre un peu d'ordre dans mes bourdonnements, les trombones d'un côté, les orgues seulement quand je fermais les yeux, le tambour à chaque coup du coeur. Si j'avais pas eu tant de vertiges et de nausées j'aurais pris l'habitude, mais cependant la nuit c'est pour dormir que c'est dur. Faut de la joie, du relâchement, de l'abandon. C'était une prétention que j'avais plus. C'est rien ce qu'il avait, Cascade, à côté de moi. J'aurais bien donné mes deux pieds moi pour qu'ils pourrissent, pour qu'on laisse ma tête tranquille. Il comprenait pas ça, on comprend pas l'idée fixe des autres. C'est con la paix des champs pour qui qu'a du bruit plein les oreilles. Faut mieux encore être musicien pour de bon. (...) Faudrait moi aussi que je me trouve un truc bien délirant pour compenser tout le chagrin d'être enfermé pour toujours dans ma tête.

Autre exemple page 108 :

Je prenais l'air bien ahuri et contrit pour acquiescer à mesure aussi avec tous les autres aux paroles du curé. Je l'entendais mal à cause de mes bourdonnements qui me tournaient autour de la tête comme un casque de vacarme impénétrable. A travers ces sifflements seulement et comme à travers une porte aux mille résonances me parvenaient ses mots tout suintants et fielleux.

Truffé d'argot, Guerre n'est pas toujours facile à lire (je n'ai eu l'idée de consulter le lexique qu'à mi-parcours...). Ce qui y est raconté est trivial, les hauts et les bas du front - surtout les bas. Mais Céline possède incontestablement cette chose si précieuse pour tout écrivain, pour tout artiste même, cette qualité essentielle : un style.

7,5

Jduvi
7
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le 4 juin 2023

Critique lue 35 fois

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Jduvi

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