On a beau savoir que l'absence de créativité a atteint un stade terminal dans le paysage du AAA moderne, certains produits continuent d'étonner dans leur poursuite sans fin du produit de consommation courante parfait : celui qui serait le plus lisse, le plus consensuel, le plus fade possible, conçu par des gens en cravate dont la principale tâche est de balancer des prompts sur ChatGPT sous la surveillance de bedonnants actionnaires qataris. Je ne vois sinon aucune explication à l'existence de cette boursouflure commerciale hallucinante qu'est Hogwarts Legacy, qui est, de très loin (mais alors, de très, très loin), la chose la plus mutante et la plus involontairement drôle qu'ait connu le jeu vidéo à gros budget depuis l'aube des temps : une authentique merdasse sans âme ni vision, dont l'objectif est vraisemblablement de cocher le plus de cases possible dans la liste des erreurs à ne surtout pas commettre quand on veut faire un jeu amusant et agréable.


Difficile de savoir par où commencer, tant Hogwarts Legacy pond, dès la première minute de jeu, ânerie sur ânerie dans un rythme effréné qui s'emploie en permanence à sa propre accélération. Allons-y donc dans l'ordre chronologique. Et pour un joueur francophone, le premier choc sera linguistique : c'est à vérifier, mais il ne me paraîtrait pas impossible que l'intégralité de la traduction ait été réalisée par intelligence artificielle. C'est en tous cas l'explication la plus logique quand on est accueilli par un écran de chargement indiquant que les "nuanceurs" sont en cours de compilation, avant d'être propulsé dans un menu de paramètres renommant l'upscaling en "haut de gamme" (je préfère jeter un silence pudique sur la traduction de ray tracing), pour enfin se voir infliger une cinématique d'introduction dont les voix, en français, sont aussi mornes qu'édictées avec soin. Le peu d'acteurs qui se battent en duel sur l'intégralité des personnages du jeu semblent avoir reçu pour consigne d'être les plus atones possibles, tandis que les textes qu'ils lisent sont parmi les plus plats et les plus indigents qu'on ait jamais entendu dans un jeu vidéo. Si ce n'était la présence au casting vocal de noms connus du doublage comme Adeline Chetail ou Martin Faliu, tout prédisposerait à croire que les personnages ont été affublés de voix synthétiques : j'ai, sincèrement, généré des voix par IA qui véhiculaient plus d'émotion et de conviction que cette atrocité auditive de chaque instant. C'est simple, je n'ai jamais autant redouté dans un jeu vidéo qu'un personnage ouvre sa bouche. Et ça arrive... souvent.


On s'en rend compte presque aussi vite, l'histoire est un véritable miracle de bêtise, dont le fait qu'il soit habité par les textes et voix françaises les plus moisies de récente mémoire n'est finalement qu'un souci parmi d'autres. Je ne me définis pas comme un Potterhead, tout juste ai-je lu et apprécié les livres dans mon adolescence ; ce n'est pas énorme, mais c'est largement suffisant pour réaliser l'ahurissante nullité d'un scénario qui commet toutes les erreurs possibles, la plus folle d'entre elles étant sans doute d'être à la fois totalement simpliste (délivrée par des one-liners débiles de la part de personnages osef-tier) et objectivement incompréhensible, puisque la quête principale, qui fait absolument n'importe quoi de A à Z, se laisse parcourir avec des camarades aux motivations incompréhensibles, entrant et sortant du récit sans raison pendant que notre propre personnage élucubre à voix haute (brrr) des déductions aléatoires dans le vain espoir qu'on comprenne quoi que ce soit à son charabia.


Ca n'est pas plus glorieux hors intrigue, puisque le seul "setting" du jeu est un capharnaüm de lèche-majesté (sic), qui s'assoit sur sa propre licence pour s'engouffrer à fond de brosse dans un démissionnaire tunnel d'accommodements qui relève d'une pure volonté de sabotage. Et j'exagère si je veux. Comme dans tout bon AAA vide et chiant du vingt-et-unième siècle, les personnages n'ont que deux mots à la bouche : "merci" et "bravo". Notre héros ou héroïne se fait passer de la pommade en permanence, pour absolument tout et n'importe quoi, en particulier par un corps enseignant tellement niais, gâteux et ridiculement flatteur qu'on frise constamment la suspicion collective d'emploi fictif. Sérieusement, à quoi servent ces glands ? On les croise dans un couloir : "merci". On suit leur cours consistant à lancer un sort jaune sur une boule jaune (en cinquième année, faut-il le rappeler) : "bravo". On lance un sortilège interdit, on fait l'école buissonnière ou on se balade en pleine nuit, on tue à tour de bras : "je m'en branle, fais ta vie, merci, bravo". Et alors, attention, si vous avez le malheur de résoudre une énigme consistant à lancer Incendio sur une torche (marquée d'un symbole de flamme, pendant que le professeur vous dit "J'espère que vous ferez des étincelles !"), vous êtes parti pour que 50 personnes se ruent sur vous à poil pour vous faire l'amour.


La question, à ce stade, pourrait être "Comment sommes-nous tombés aussi bas ?" mais elle sera plutôt "Combien de temps allons-nous encore tomber ?". Car Hogwarts Legacy n'a pas l'intention de vous ménager, ça non. C'est un jeu qui assume ouvertement de chiffrer votre satisfaction et l'amusement qu'il génère en comptant le temps que vous passez dans le jeu. Et attention, je ne parle pas du temps passé à jouer, mais du temps passé dans le jeu. Une petite mécanique innocente vend la mèche, vers le début : la création de potions. Celles-ci se préparent automatiquement, en nous indiquant simplement un compte à rebours d'une dizaine de minutes avant de pouvoir être récupérées. De la bonne grosse mécanique de free-to-play qui va vous demander, en attendant, d'occuper votre temps : en ramassant un collectible, en mettant du bleu sur du bleu ou en recyclant un vêtement dans le menu. Menu qui est d'ailleurs l'"endroit" du jeu où l'on passera finalement une bonne moitié du temps, puisque le jeu nous encourage à y fouiner toutes les 2 minutes environ, soit parce qu'on a trouvé un nouvel équipement dont il faut contrôler les statistiques, soit parce qu'on a réussi un défi qui nous offre un bonus, soit parce qu'on a franchi un niveau qui nous donne un point de compétence à dépenser, soit parce qu'on a reçu une lettre qu'il faut ouvrir, soit parce qu'un PNJ nous propose une quête dont il faut lire le détail, soit parce qu'on a déverrouillé un nouvel objet de collection affublé d'un point exclamation qui traînera en gros jusqu'à ce qu'on l'ait regardé. Etc.


On me dira qu'il n'y a rien de bien méchant, que tous les jeux font ça. C'est, en un sens, malheureusement vrai. Mais Hogwarts Legacy a son petit truc à lui, cette petite étincelle diarrhéique qui le rend plus détestable qu'un autre : l'effroyable lenteur de ses menus. Le jeu croule sous les animations inutiles, étapes intermédiaires et autre chargements déguisés qui transforment le moindre appui sur le bouton Pause en délicate séance de torture dans laquelle il s'agit de : 1) Charger l'onglet par défaut. 2) Patienter jusqu'à la fin de l'animation de l'apparition de l'onglet. 3) Appuyer sur l'une des gâchettes hautes pour changer d'onglet. 4) Patienter pendant le fondu de transition. 5) Attendre la fin complète de l'animation d'apparition des éléments du nouvel onglet. 6) Déplacer lentement son curseur (sisi, vous savez, cette espèce de cercle devenu étrangement à la mode depuis les derniers Assassin's Creed, qui oblige à manier une souris virtuelle et dispense les UX designers de proposer une navigation aux boutons : l'équivalent ergonomique d'un toucher rectal) jusqu'au sous-item qu'on souhaite afficher. 7) Attendre la fin de l'animation d'entrée dans le sous-item. 8) Effectuer la manipulation pour laquelle on était entré dans le menu en premier lieu (changer un vêtement, activer une quête, lire une lettre, faire une sauvegarde manuelle, consulter un document nécessaire à la résolution d'une énigme, recycler un objet parce que l'inventaire est plein, dépenser un point de compétence, sélectionner une destination de voyage rapide). Et si on n'a vraiment pas de chance : 8) Appuyer plusieurs fois successivement sur le bouton retour pour reculer d'un sous-menu à la fois, avec exactement les mêmes délais et animations qu'en entrée, jusqu'à quitter le menu et revenir en jeu.


A ce niveau, ce pas seulement que les développeurs ont tué Kenny : ils ont découpé son cadavre, l'ont éparpillé aux quatre coins de Pré-au-Lard et laissé pourrir au soleil sous le regard vitreux et indifférent des quelques sorciers qui zonent autour du château. Parce que tout ça, ce n'est pas suffisant, pensez-vous. Etre ennuyeux, générique, trahir sa propre licence, gaspiller le temps du joueur, le prendre pour un idiot, tout ça, ce n'est que l'apéritif. Il faut aussi être le plus frustrant possible ! Et quoi de mieux, pour cela, que de jouer la bonne vieille carte de la rétention de systèmes ? Vous savez : cette introduction lente, leeeeente, leeeeeeeeeeeeeeeeeennnnnnte des différentes mécaniques de jeu pour être bien sûr qu'Enzo, 30 ans (soit l'âge moyen du Potterhead actuel, au vu de l'âge des livres et films) comprenne bien les choses. L'ultime stade cancéreux de Hogwarts Legacy en tant que monde ouvert AAA sera donc l'étalement de son tutoriel sur dix (DIX) (CINQ QUE MULTIPLIE DEUX) heures de jeu, en faisant arriver très progressivement l'exploration libre (3 heures de jeu), les sorts essentiels (5 heures de jeu), les montées de niveau (6 heures de jeu), le balai permettant de voler (7 heures de jeu) et le housing (9 heures de jeu). C'est peut-être ça, la vraie magie du jeu : être autant obsédé par le temps que passe le joueur dans le jeu, en faire à ce point son unique métrique de rétention et de satisfaction, qu'il dilue jusqu'à l'extrême l'introduction d'éléments centraux. Pas pour les vendre à part, pas pour en faire des micro-transactions, pas pour appâter le joueur ; non, non, juste pour être chiant, parce que c'est ainsi qu'en décident les psychologues du jeu et autres stratèges de rétention du joueur ; parce que, forcé, de jouer longtemps pour déverrouiller le contenu du jeu, le joueur va afficher gonfler son temps de jeu, et que les actionnaires seront contents. Quelle autre explication peut-il y avoir à faire à ce point n'importe quoi, je me le demande.


Rapidement, parce qu'on ne va pas y passer la nuit : le jeu est quand même chouette quand le joueur y est libre. Parce que les artistes ont fait le boulot. Parce que Poudlard est bourré de pièces rigolotes, d'escaliers invisibles, de tableaux animés et de coursives secrètes. Parce qu'enfourcher son balai pour joindre Pré-au-Lard, ses toits de chaume et ses boutiques bigarrées fait un effet bœuf. Parce que les level artists, les level designers et les responsables des sorts tirés de l'univers Harry Potter sont à peu près les seuls, comme bien souvent dans ce genre de production, à avoir abattu un vrai boulot, plein de passion, de bon sens et d'amour pour ce qu'ils réalisent. Techniquement, le jeu n'est pas franchement un foudre de guerre, il est même très modeste (et anormalement gourmand matériellement) si on le regarde de près ; mais il y a un truc, dans l'ambiance et le feeling général du jeu, qui fonctionne. C'est la raison pour laquelle j'y passe du temps, en me perdant dans la nostalgie de ces soirées du début des années 2000, passées à lire sous la couette après avoir fait mes devoirs. C'était le temps de l'enfance, une époque simple et sans inquiétude ; une époque que le jeu essaie de reproduire à sa façon, en demandant au joueur d'éteindre son cerveau. Mais entre la mise au repos et la trépanation pure et simple, il y a un gouffre que de plus en plus en gros jeux n'hésitent pas à ignorer. Dans son style, Hogwarts Legacy est sans doute la dégueulasserie la plus monumentale qu'ait connu le jeu d'action/aventure en monde ouvert depuis l'avènement de la formule moderne des Assassin's Creed : un jeu qui s'enfonce encore plus profondément dans les techniques de rétention les plus viles, un jeu qui tient si peu au plaisir de son auditoire, qui tire si outrageusement les ficelles de captivité les plus bêtes, qui néglige à ce point le confort de l'utilisateur et le respect de son propre temps qu'il en devient ouvertement antipathique. Nous sommes en 2023 : tu es une IA, Harry.

boulingrin87
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le 25 nov. 2023

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