Avant d'y jouer, l'emballement médiatique autour d'Elden Ring m'avait rendu méfiant, ce que mes premiers pas dans le jeu ont semblé confirmer : l'aventure commençait de manière suspicieusement trop simple pour un Souls, et surtout le monde ouvert, quoique joli, avait l'air un peu vide et forcé, comme semblant répondre à une mode plutôt qu'à un réel élan de réflexion de game design, en plus de ne pas être une réelle nouveauté car Dark Souls est déjà un monde ouvert à sa propre manière. Qu'on ne se méprenne pas, même si je suis très fan de mondes ouverts "tradi" pour les RPG, je trouve 90% de leurs représentants récents fades, presque sans intérêt, et seule une infime minorité d'entre eux me semble relever d'une réelle posture articulée autour de mécaniques de progression et d'exploration pertinentes. Même Zelda BOTW, pourtant largement acclamé et bien que n'étant pas vraiment un RPG, m'avait farci le cerveau de lassitude au bout d'une trentaine d'heures à arpenter des paysages jolis mais finalement assez vides, à réaliser des activités pas foncièrement barbantes mais surtout extrêmement répétitives. Ajoutons à cela un putain de cheval, des fioles d'Estus qui dégueulent de mon inventaire au bout d'une quinzaine d'heures de jeu et l'omniprésence de messages trollesques faisant référence à des trous, Fortnite ou l'absence de copine pour inciter les joueurs à se jeter dans le vide (ce que, au vu des taches de sang bordant les falaises, la plupart n'hésite pas à faire) pour dire qu'au terme de la première quinzaines d'heures de jeu, je m'amusais certes, mais un peu en mode "touriste", dans un esprit qui me semblait plus proche d'une recette Ubisoft que d'un Souls canonique, malgré la reprise à l'identique du gameplay, des sons et des animations de ces derniers. Où était le sentiment d'opression ? Cette angoisse chevillée au corps de tomber sur un monstre horrible ? Ces avancées à tâtons dans des dédales obscurs ? Il y avait bien des reprises, des sortes de covers sympathiques du premier Dark Souls, mais en mode bizarrement léger, presque détendu, des petits pics de difficulté mignons, une atmosphère gothique tristoune mais pas trop. Bref, je m'amusais, mais je regrettais en même temps cette impression que me donnait le jeu, dans ses premières heures, d'une subtile aseptisation de la formule, une sorte de main tendue à la fois sympathique et légèrement vulgaire qui me dérangeait par sa seule présence, parce que j'étais venu chercher, dans Elden Ring, la solitude, le sentiment de pélerinage, de dépassement de soi, et que le jeu n'avait alors à m'offrir que du gentillet, de la balade un peu stressante mais pas trop, et surtout des apparents hectares de vide où on fait pan-pan boum-boum en boucle sur des monstres ni bien flippants, ni bien méchants.


Mais c'était parce que je sous-estimais le jeu. Elden Ring fait d'abord croire à de l'amical, à du petit, à du sympa. Il y a déjà cette carte, qui, contrairement à la plupart des jeux du genre, prétend être plutôt resserrée, avec un niveau de dézoom qui augmente au fur et à mesure de la progression. Plus on explore, plus on constate sur la map que les bords reculent, laissant apparaître de grandes zones sous du brouillard qui continueront plusieurs fois de s'étendre au fil de nos pérégrinations. Plus on explore, plus on constate que des détails nous avaient échappé lors d'un premier passage. Qu'on n'avait pas assez attentivement longé cette falaise, qu'on n'avait pas fait attention à ce recoin, que ce bâtiment recelait une ouverture cachée, que ce surplomb dissimulait une minuscule corniche en contrebas vers laquelle on n'avait pas pensé à se laisser tomber. Et petit-à-petit, on apprend à oublier les réflexes acquis dans la plupart des autres mondes ouverts récents, pour se (re)conformer à la logique Dark Souls : la minutie, la curiosité, la réponse prudente à l'appel de l'aventure. La hardiesse, le courage, l'observation sont des réflexes qu'on ré-apprend à avoir, si on fait l'erreur comme moi de reprendre ses habitudes nocives de consommateur de monde ouvert. Et on se rend compte, alors, qu'Elden Ring est un monde qui n'est pas fait pour être consommé, mais pour être exploré. Dès qu'on comprend ça, dès qu'on change sa manière de percevoir l'univers qui nous entoure, un déclic se produit. Et, tout-à-coup, le jeu devient magique.


Je pense qu'avant d'être un jeu d'action, un RPG ou un jeu à monde ouvert, Elden Ring est avant tout un jeu d'aventure. Un jeu où on explore, où on conquiert. Et où on observe. Beaucoup. Cela passe déjà par la direction artistique du jeu, qui compense une légère stagnation technique depuis Dark Souls III par une recherche visuelle à tomber de sa chaise, avec des panoramas qui rendent son sens au mot beauté. Les lumières, les effets de brume, la disposition des reliefs, monuments et châteaux construisent peu-à-peu un monde d'autant plus beau que, comme ses prédécesseurs, il promet l'exploration de ce tout qu'on voit. Il faut de la perséverance pour réaliser que cette promesse est tenue, que ce donjon au loin peut bien être exploré même si la porte ne se voit pas tout de suite, que cette falaise est trop suspicieusement escarpée pour ne pas dissimuler une galerie à son pied, que cette colline plantée d'un bosquet esseulé cache parmi les arbres une envie d'énigme ou de bizarre qui finira presque toujours par être satisfaite. Elden Ring reprend à l'identique le concept de narration environnementale des Dark Souls, de manière pas moins ni pas plus fine, et l'applique à un monde ouvert : par ses paysages, le jeu raconte autant une histoire qu'un gameplay, sans doute parce que les deux sont indissociables, et sans doute aussi parce qu'Elden Ring n'est au fond rien de plus (mais rien de moins) que le récit des combats qu'on y mène. On s'y raconte notre propre exploration, notre propre détermination, notre acharnement à fouiner toujours plus avant dans un monde qui dose son hostilité progressivement, subtilement, avec le même souci de verticalité qui anime Dark Souls, mais cette-fois ci couplé à un enjeu d'horizontalité ajouté par ce fameux monde ouvert, qui affirme progressivement son identité jusqu'à devenir le principal protagoniste du jeu. Celui qui, comme les autres personnages (les vrais), parle peu, et récite par sa simple trogne le poème de guerre, de combat et d'exploration qui constitue l'histoire du jeu, celle qu'on se raconte à soi, celle qu'on se construit par ses choix d'orientation et sa façon d'aborder les zones.


Mais là où je tire vraiment mon chapeau à From Software et où je reconnais qu'il me semble exact de dire qu'Elden Ring fera date dans l'histoire du jeu vidéo, c'est sa manière d'échapper à la répétitivité inhérente à sa structure, précisément en épurant au maximum la quantité et la variété d'activités possibles. C'est à la fois étrange et parfaitement logique. Sur le papier, Elden Ring est un putain de "porte-monstre-trésor" étiré sur cent heures de jeu et plus, une sorte d'exercice de style d'épure qui, en restant fidèle au style Dark Souls, choisit quelque part d'en faire encore moins que les autres. Toujours pas de journal de quête, très peu de dialogues, une histoire à laquelle on ne bite rien, et les mini-jeux d'abordage/beuverie/cartes/tape-taupes (rayez la mention inutile) qu'on retrouve obligatoirement dans 90% des autres jeux du "genre" sont aux abonnés absents. Littéralement, il n'y a pas de "contenu" dans Elden Ring : on n'y trouve rien d'autres que des mécaniques de combat et de leveling, connues par coeur par les vétérans, maigres, nues, plantées toutes seules sur une feuille blanche de game design, quand n'importe quel Assassin's Creed, que je suis pourtant le premier à critiquer pour sa pauvreté, fait dix fois plus d'efforts de remplissage. Et c'est là qu'est l'un des coups de génie d'Elden Ring : s'être refusé au remplissage. Avec un game design réduit à sa plus simple expression, par ailleurs grevé du même "équilibrage" fumé que les Souls classiques (les builds Force/Endurance vont pleurer du sang et se suicider avant la fin, c'est en tous cas mon projet à ce stade de la partie), Elden Ring se retrouve à devoir compter sur son level design, sur lequel tout repose : les sentiments de progression, de découverte, sont tout entier convoyés par le level design. Et pour y parvenir, les développeurs ont pris le même level design que les précédents Souls, en en augmentant l'amplitude.


Alors certes, Elden Ring est rarement aussi inquiétant qu'un Souls. Il n'a pas, au fond de son âme, cette étrange étincelle de désespoir opressant qui donnait aux premiers jeux leur tonalité si particulière, l'une de celles qui leur donnait un caractère extrêmement marqué, unique. Mais même pour un puriste, ce n'est pas forcément un problème. Le jeu choisit une plus grande progressivité, une dilution sans vulgarité de son identité solitaire à la limite du survival-horror, vers quelque chose de plus amical, mais pas dans le sens d'une aseptisation, même si cela semble être le cas au début. Non, Elden Ring préfère faire monter la pression petit-à-petit, et réserver les sensations des Souls canoniques à ceux qui feront le meilleur effort d'exploration. Les donjons "Legacy", comme ils sont appelés, sont autant des objectifs que des récompenses, lorsqu'on trouve ces dédales ingénieux et tordus sur le chemin principal ou, plus souvent, en fouinant là où on ne devrait pas. La conception du château de Godrick, premier gros donjon classique du jeu, est à lui seul un incroyable tour de force labyrinthique qui demande de longues heures d'exploration, reprenant tous les gimmicks du Dark Souls classique, verticalité incluse, avec une sensation de se perdre dans zones de plus inquiétantes au fur et à mesure que l'on trouve des passages menant vers le bas. La navigation déboussolante mais organique, la sensation d'emprunter des passages qu'on ne devrait pas, cette bizarre et plaisante impression qu'on transgresse les règles physiques et logiques du monde en se faufilant dans des coursives cachées ou en se laissant tomber depuis d'improbables surplombs : tout ce qui fait le charme originel de la progression se dévoile donc d'abord dans le château de Godrick, puis, peu à peu, dans le monde qui l'entoure, quand on comprend comment l'aborder. Dès lors, ce système bicéphale d'objectifs qui sont à la fois des récompenses (et vice-versa) agit pleinement sur l'envie de découvrir le monde, et c'est dans cette épure que le joueur s'épanouit pleinement, car même au plus simplet d'entre eux, Elden Ring offre la possibilité de s'amuser avec un panel d'outils facilement compréhensible, que chacun peut utiliser à la mesure de son propre talent.


Et ceux qui ont envie de pousser ces outils à bout finissent, en réalité, par être servis au-delà de leurs espoirs. Si je redoutais au départ le côté un peu trop facile et amical de la progression, Elden Ring s'affirme au fil des heures comme une sorte de glissement du rêve vers le cauchemar, avec certes une difficulté très irrégulière si on papillonne, mais qui passé la quarantaine d'heures de jeu se stabilise à un niveau très exigeant où ne resteront que quelques donjons aux structures impossibles et aux boss terrifiants. On recommence à faire attention aux messages, les trolls se raréfient, les gouttes de sueur perlent au front et on retrouve ce sentiment de pélerinage solitaire. On envoie valser sa manette aux quatre coins de la pièce (ce qui, en ce qui me concerne, est plutôt un gage de qualité), on recommence, on se fait aider par d'autres joueurs OP si on le souhaite comme à la bonne époque, et lentement, donjon par donjon, plaine par plaine, ruine par ruine, on reprend ses marques de joueur de Souls, dans une sorte de version XXL mais pas négligée pour autant. J'ai longtemps voulu utiliser l'expression "parc d'attractions" pour résumer l'aspect festif et compilatoire d'Elden Ring, mais en réalité, elle n'est pas appropriée : cela impliquerait une multitude d'activités, des couches de gameplay par dizaines, de la custom, des mini-jeux et des filles à gros boobs, des quêtes et des choix de dialogue, alors qu'il n'y a rien de tout ça dans Elden Ring. Rien sauf sa propre solitude, et avec celle-ci, le sens qu'on veut bien lui donner, celui qu'on se construit nous-mêmes au fur et à mesure de nos explorations, de nos choix d'aborder ou de fuir les combats, de rouler ou de parer, de tirer ou de frapper. Il n'y a rien d'autre, ça devrait être répétitif, mais en réalité plus le temps passe et plus l'appel à la découverte se fait fort. Même si les jeux ne sont pas totalement comparables, ils le sont suffisemment pour que je puisse affirmer que, là où Breath of the Wild m'avait saoûlé, Elden Ring m'a enivré.


From Software rappelle aussi quelque chose d'intéressant, derrière son inexpérience en matière de jeux XXL : qu'il suffit d'une démarche à la radicalité assumée pour se démarquer, en bref une vision, pour proposer une aventure qui absorbe et qui marque durablement. Quelque part, les développeurs prouvent qu'il est si simple de proposer quelque chose qui soit à la fois différent et motivant. Faire une pause après 70 heures englouties en dix jours dans Elden Ring a appelé chez moi une seule question : pourquoi tous les autres développeurs, dont beaucoup font de ce genre du RPG open-world une spécialité depuis des décennies, n'ont jamais réussi à atteindre le degré d'excellence de ce jeu unique ? La réponse se trouve pour moi quelque part dans ces étendues désolées, au fond de ces cavernes, au détour de ces donjons humides. Dans les oeufs de ces fourmis géantes, sous les armures de ces chevaliers sans visage, derrière les murs de ce château en ruines. Et cette réponse, en réalité, elle n'est vraiment pas étonnante : c'est le mystère.

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le 16 mars 2022

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