Le doux rêve éveillé de l'Amérique
Kathryn Bigelow est une cinéaste pour le moins engagée. Son dernier film primé aux Oscars, « Démineurs », en témoigne. Pour autant, s’attaquer à l’épineux sujet de la mort d’Oussama Ben Laden qui hante les nuits de millions d’Américains depuis plus d’une dizaine d’années soulève bien des polémiques tant l’évènement est encore soumis aux débats. Monter un tel film revient à souffler sur des braises que beaucoup voudraient voir éteintes.
Quand on connaît la réputation de la réalisatrice, on ne s’étonne guère de constater dans la première demi-heure de longues scènes de tortures par la CIA. L’Amérique de George W. Bush traque Ben Laden et les terroristes avec le même flegme que la Gestapo envers les Juifs un demi-siècle plus tôt. Tous les moyens sont bons pour obtenir un nom, un lieu, une date quitte à s’abaisser aux pires ignominies.
Le personnage principal, la jeune agente de la CIA Maya, interprétée par l’étonnante Jessica Chastain qui enchaîne les performances remarquables (« The Tree of Life », « Take Shelter »), rend parfaitement compte de la volonté de la réalisatrice de dénoncer la torture. D’abord impressionnée par les interventions musclées de son collègue, elle devient peu à peu comme lui jusqu’à mener elle-même les interrogatoires. Anti-héroïne par excellence, obnubilée pendant 12 ans par la traque de Ben Laden, elle se plie aux ordres des présidents américains comme un soldat obéit à son général.
Ainsi, le moment-charnière qui n’y paraît pas, c’est l’apparition de Barack Obama qui déclare que la torture ne sera jamais utilisée sous sa présidence. Maya et la CIA doivent changer leurs méthodes. A cet instant, on se demande si Bigelow est soudainement devenue politiquement correcte ou terriblement naïve. Machine à oscars qu’il ne faudrait surtout pas enrayer, « Zero Dark Thirty » bascule dans une glorification de l’Amérique contemporaine. Celle qui a élu un Noir pour la diriger, celle qui a tué Ben Laden pour l’exorciser de ses vieux démons.
A ce titre, la scène finale, certes immersive et prenante mais plus par sa qualité vidéo-ludique que cinématographique, ne s’appréhende que comme un documentaire dépouillé de toute subjectivité. L’assaut au Pakistan dans la maison de Ben Laden est reproduit avec un réalisme confondant (Bigelow a été jusqu’à établir un plan avec l’emplacement exact des meubles) mais est totalement dénué d’intention cinématographique et de point de vue politique. Cela va même jusqu’à la dépouille de Ben Laden omise au spectateur selon les vœux d’Obama qui refuse toujours de montrer des photos du leader d’Al-Qaida. « Zero Dark Thirty » reprend ainsi la technique de « La Chute » où le cadavre d’Hitler après son suicide est volontairement caché. Le cinéma ne montre pas les diables morts. Pourquoi ? C’est un grand mystère.
Finalement, « Zero Dark Thirty » c’est un peu la repentance d’une Américaine qui dénonce Bush (première moitié du film) et encense Obama (deuxième moitié du film). En somme, l’histoire d’une Amérique qui s’est rachetée une virginité politico-historique depuis qu’elle a élu un Noir à sa tête. Le cas de Ben Laden est similaire : la mort d’un seul homme ne peut mettre fin à des décennies de terrorisme et à une idéologie contre l’Occident impérialiste portée par certes une minorité de musulmans radicaux mais qui ont un poids considérable sur les sociétés locales. Là se trouve sans conteste le doux rêve éveillé d’une Amérique aveuglée par ses dirigeants.