Problème.

Peut-on aimer le cinéma mais détester un film dont on estime les qualités mais qui par d'autres aspects nous est insupportable ?
Un sujet ou un point de vue sur un sujet font-ils un film ?

C'est en répondant à ces deux questions que je pourrais me faire un avis fixe sur Zero Dark Thirty, le dernier film de Miss Bigelow et qui me pose les mêmes problèmes que Démineurs, mais en pire.

Gros malaise.

Je rentre dans la salle, me prépare à voir un film américain sur l'arrestation de Ben Laden. Méfiance, mais curiosité. Les premières 40 minutes sont un supplice. Les séquences de torture, brutales et quasi documentaires, s'enchaînent. Où veut-elle en venir ? Je commence à haïr ce que je vois, trouvant qu'il manque un point de vue critique pour se positionner face à l'abjection de ce qui est montré. Tout le monde, dans le film, semble trouver la torture légitime. C'est l'époque Bush. Puis une courte scène, où l'on voit les personnages regarder Barack Obama déclarer que la torture, c'est fini, et de s'en désoler.

Profond désarroi.

A partir de ce moment, la torture disparaît en effet du film. C'est la partie la plus agréable, où les qualités de la cinéaste sont le plus évidentes. Casting parfait, photo, montage et mise en scène carrés, scènes impressionnantes (les attentats), style "documentaire". Une très bonne étude d'investigation et du combat d'une femme dans un milieu d'hommes. Mon estime remonte, j'en viens à me dire que l'ouverture était scandaleuse et choquante pour mieux vanter les mérites de la guerre "démocratique", façon Obama. Seulement, un mécanisme vicié s'empare du film. Plusieurs personnages semblent regretter ouvertement la torture car ils ne savent plus comment faire parler l'ennemi. Plus évident, un des personnages meurt des suites d'un attentat spectaculaire perpétré par une fausse taupe. La séquence est à priori parfaite, le construction du suspense est quasi insoutenable, on se demande jusqu'au bout si l'opération va fonctionner - on pense à Argo. Sauf qu'on sait très bien que si Bigelow construit ce suspense, c'est parce que l'issue est fatale, que ce n’est qu'une emphase de la monstruosité de l'ennemi. C'est là qu'il se passe pour moi le truc le aberrant du film : l'héroïne décide non pas de trouver et d'arrêter Ben Laden, mais de le tuer, lui et tous ses proches, comme des chiens. Une bien belle idée de la justice ma foi. Le parallèle avec Argo vaut pour l'échelle du film : tout est bien fichu et maîtrisé, mais dieu que l'idéologie est maladroite - quand elle n'est pas tout bonnement exécrable.

Ce qui nous mène au sommet d'abjection du film : la séquence de l'assaut. Celle que tout le monde attend depuis deux heures. Celle pour laquelle le film s’est fait. Celle qui vient satisfaire notre curiosité malsaine. Là encore, la réalisation est irréprochable. Immersion totale, montage asphyxiant, infra-rouges, minutie de la reconstitution de l'opération, sens du détail. On pense à un jeu vidéo à la première personne. C'est là le hic. Les militaires entrent, tuent. Tirent sur les cadavres, pour s'assurer qu'ils sont morts. Tuent une femme désarmée, sous les yeux de ses enfants. Appellent les assaillis d'une voix douce pour les faire sortir avant de les descendre froidement. S'acharnent sur Ben Laden avec une frénésie morbide. Prennent son cadavre en photo. Repartent comme des voleurs en détruisant les traces de leur assaut.

Quelle image avons-nous là de la guerre et de l'humanité ? Au terrorisme, évidemment condamnable et injustifiable des uns, répond la barbarie des autres. Plutôt que d'arrêter les prisonniers blessés et désarmés, on les achève. Et on s'en félicite. C'est à peine si un personnage de militaire constate que le tout est un gros bordel quand il se rend compte qu'il a tué une femme innocente. Et ce n'est pas le bref épilogue qui rattrape le tout. La belle Chastain repart seule et déprimée dans l'avion. L'objectif final justifiait-t-il de tels moyens ? La vue d'un tel film fait perdre foi en l'humanité.

Cette image répond au traumatisme montré et évoqué à plusieurs reprises dans le film : les bourreaux vivent mal d'être des bourreaux. Quelqu'un songe-t-il à la condition de détention de leurs victimes ? De qui se moque-t-on ? Le problème est sensiblement le même que Démineurs et son soldat traumatisé qui retourne au front comme un gosse retourne à ses jeux.

Curieuse tendance du cinéma américain qui semble obsédé par ses démons et ses traumatismes. Ici le 11 septembre et la mort de l'ennemi public numéro 1. On préférera l'approche générique d'un Tarantino, qui varie les points de vue et joue la carte de la distanciation pour mieux mettre la société face à son passé. Ici le passé est trop récent et le rapport à la réalité du film trouble. Quitte à reconstituer un évènement aussi crucial avec un style documentaire et une méthode investigatrice, autant renoncer au spectaculaire hollywoodien qui ne sied qu'à de plus "pures" fictions.

Bigelow a du savoir faire, mais elle manque de recul et de domination face à son sujet, passionnant. Le flou dans lequel elle nous laisse - au mieux - rend le film sujet à diverses interprétations idéologiques dont les plus évidentes sont terriblement douteuses. Pourtant, on sent au fond une volonté d'anti patriotisme béat, de nuancer la vision des choses, voire de dénoncer certaines pratiques. Mais le message ne passe pas, ou mal. Et le film est trop manichéen. Il manque, et cruellement, la virtuosité de polémiste sarcastique d'un Kubrick (tant Full Metal Jacket que les Sentiers de la gloire), la folie délirante et nihiliste d'un Coppola (est-il besoin de citer le film ?) où le sens du romanesque d'un Cimino (idem). C'est dommage, on en repart avec l'impression d'avoir un peu aimé quelque chose qu'on aurait pu adorer, mais dont les extrémités (et les extrémismes ?) nous font reculer d'horreur. Un désastre idéologique.

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le 23 janv. 2013

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Krokodebil

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