Si cela semble relève presque du blasphème de se réapproprier un classique de la comédie musicale au cinéma tel que cette relecture new-yorkaise de Roméo et Juliette à l’origine dédié à Broadway, le sujet ne devient que plus venimeux à une époque ou l’art du remake ou de la réadaptation est souvent perçu comme un moyen de facilité pour réunir un public déjà construit et remplir les caisses sans trop de souci. D’autant que cela s’est hélas confirmé auprès de divers studios ces dernières années, allant parfois de la tentative louable mais peinant à renouveler un propos (Ghost in the Shell de Rupert Sanders) jusqu’au projet faisant étalage de tout son non-sens (la version photoréaliste du Roi Lion chez Disney en 2019), avec parfois des rescapés dans le lot (la réadaptation du Crime de l’Orient Express par Kenneth Branagh en 2017 que j’apprécie beaucoup personnellement).


D’autant que West Side Story a pas mal d’élément pour en faire un film opportuniste avec les débats et crises de notre monde à l’heure actuelle. Crise migratoire, tension entre les laissés pour compte de la société, expulsion des étrangers pointant le bout du nez, la haine est une saloperie et tout ce bien beau discours longuement et magnifiquement communiqué dans le bijou de 1961 et j’en passe. La reprise des thématiques n’est pas un problème en tant que tel… mais seulement à partir du moment ou l’équipe choisit d’apporter un véritable plus qui le distingue et lui permettent de ne pas vivre dans l’ombre de son aîné. Et c’est là que le nom de Steven Spielberg, maître de l’Entertainment, intervient pour remettre de l’ordre.


Les remakes sont loin d’être une composante centrale dans sa carrière, lui qui a navigué sur un océan de genre depuis ses débuts. Il n’aura abordé le sujet des remakes qu’avec La Guerre des Mondes, mal aimé à sa sortie et encore injustement sous-estimé par le public selon moi tant sa vision cauchemardesque, à mes yeux, reste toujours incroyable alors qu’il remonte à 16 ans. Quiconque ayant vu un seul de ses films devrait, je pense, se douter qu’il ne se contentera pas de remplir un vulgaire cahier des charges auprès d’une grosse firme. Si se détacher totalement du fond semble mission impossible, c’est par la forme et la réappropriation qu’il faut passer et cela, et ce sont deux choses qu’il met amplement en œuvre ici.


Robert Wise filmait cette histoire d’amour tragique avec un esprit très théâtral, une imagerie souvent détachée du réel par sa gamme de couleur (le rouge de la passion, du sang et de la violence à la salle du bal lors que les Sharks et les Jets prennent part à la danse, ses tons et teintes de couleur étant d’ailleurs toujours très proche de ce même rouge), en favorisant les grands plans amples et statique au mouvement sauf lors des performances d’ensemble ou la caméra suivait davantage les personnages, et il restait la plupart du temps au sein d’un décor unique le temps d’une chanson avec des coupes limités (l’extatique America sur le toit de l’immeuble des portoricains). Ses partis-pris n’appartiennent qu’à lui jusqu’à preuve du contraire dans le contexte de ce West Side Story.


Steven Spielberg casse ce schéma en réactualisant ceci avec ses gimmicks de réalisation habituelle, notamment par sa fluidité de mouvement qui est plus présente que ça soit dans les espaces ouverts (l’ouverture avec la caméra libérée de toute contrainte traversant le West Side et la zone d’immeubles en ruine) ou les espaces plus confinés (la chambre de Maria lors de son réveil le lendemain du bal et de la rencontre avec Tony). Loin de se conforter dans les codes fondés par la première adaptation, Spielberg construit son code couleur aussi bien durant les séquences les plus populaires (la confrontation entre les deux gangs au bal avec des teintes de couleurs plus sombres du côté des américains et d’autres plus pétantes et passionnées chez les portoricains, le duel) que durant les chansons.


Pour le bien de ce remake, les collaborateurs habituels de Spielberg (le chef opérateur Janusz Kaminski en premier lieu) font le choix d’embrasser une palette couleur plus réaliste dans les rues du West Side plus dominé par une colorimétrie faite de gris, de fumée, de débris et de pâleur quant au territoire fréquenté par les Jets. Tandis que la ville et les lieux familiers des portoricains/sharks transpire davantage de couleur, d’exaltation et de chaleur sans tomber dans l’imitation (entre le surréalisme de Wise et la reconstitution de Spielberg il y a toute une frontière). La scène du bal et America sont les passages les plus à leur avantage de ce côté-là : le premier par sa liberté de mouvement et la caméra au plus proche des danseurs des deux gangs dont la lutte est toujours à la limite de l’implosion dans leur crise de nerf, et son exploitation du cadre et du décor qui se distinguent également


(Maria et Tony ne se rencontrent non plus au cœur de la foule mais dans le secret dans un premier temps, avec une Maria plus hardie et audacieuse).


Quant à America, il se transforme en une incroyable traversée citadine des portoricains à la fois musicale et aux danses tout aussi carnavalesques et passionnées, sans que la coupe ou le mouvement ne soient de trop ou insuffisant. On est plongée au cœur même des émois dansants, des coups de foudre ainsi que des conflits tant Spielberg embrasse ce rapprochement très distinctif dans la mise en scène par rapport à l’œuvre de Wise.


Cette volonté de lier bien plus le mouvement à la performance chantée et aux paroles transparaît très souvent en musique : le passage des Jets au tribunal en est une autre belle démonstration. Il reprend la moquerie des jeunots vis-à-vis de l’autorité et de l’agent Krupke en s’amusant avec le décor, filmant leurs pitreries sous plusieurs angles, en plus de démontrer l’incapacité des forces de l’ordre à réprimer ou contrôler un conflit de rue qui dégénère depuis trop longtemps ou même à proposer un pont entre les générations.


Un pont qui trouve son sens à travers la relecture du personnage de Doc/Valentina campée par Rita Morano : désormais une femme aux origines portoricaines et spectatrice à son tour des conflits de la jeune génération, ayant par le passé joué Anita dans le premier West Side Story, dont le rapport protecteur envers Tony a été retravaillé et ou sa performance de Somewhere a tout pour toucher la corde sensible. Comme si une porte parallèle vers son moi passé s’ouvrait et qu’elle se prenait à son tour à espérer une porte de sortie plus tendre en comparaison des drames qui se répètent ici 50 ans plus tard (pas dans l’univers du film bien sûr mais dans notre réalité).


La qualité des chansons n’est justement pas à remettre en question, ce sont la manière avec laquelle leurs émotions seront transmises au spectateur qui sera jugé tant par le nouveau public que les amoureux de la veille du premier film. Les interprètes sont tous excellent et que la chorégraphie des danses reste toujours aussi exutoire, tandis que les choix de réappropriations et de réinterprétation surprennent le plus souvent malgré une ou deux idées moins concluantes : placer I Feel Pretty


après la mort de Riff et Bernardo


crée un faux rythme et une attente superflue pas très bien placé, là ou Cool


désormais interprété par un Tony tentant de refreiner les pulsions bagarreuses et quasi meurtrière de Riff et sa bande


donne une vision la fois nouvelle et pertinente du morceau


dans le décalage psychologique entre lui et ses compagnons de rue, ainsi que la fracture qui se forme pour de bon entre Tony et ses amis et la place du revolver qui prend une autre portée.


Les passages parlés ou uniquement musicaux contribuent à cette réadaptation puisqu’ils permettent à la fois de moderniser sur le plan visuel les rapports de ce petit monde (Maria et Tony débattant davantage de leur responsabilité vis-à-vis des deux gangs rivaux auxquels ils sont liés malgré leur amour, Doc est méprisée par les Jets pour ses origines portoricaines, le duel dans l’entrepôt est visuellement et techniquement plus violent et graphique que dans la version de Wise), ainsi que d’accentuer l’absurde du conflit déchirant les deux gangs via le vieux West Side en gravats et aux immeubles démolis qui est perdu d’avance par les deux gangs, mais aussi la brutalité des actes (les Jets sont maintenant prêt à violer Anita par colère et rancœur, la colère d’Anita vis-à-vis des sentiments qu’éprouvent Maria pour Tony est aussi plus ombrageuse) ainsi que le prologue des événements clés (le plan de dessus sur les ombres des deux gangs se rencontrant dans le hangar pour la confrontation).


La tentative des adultes de s’immiscer dans le chaos de ces rapports est plus discutable dans leur traitement, surtout pour les rares qui se rajoutent à la partie (en dehors du personnage de Doc féminisé, le lieutenant Schrank n’a pas plus d’utilité que dans l’original, tandis que le médiateur du bal semble plus inutile et superflu qu’autre chose), sauf quand il s’agit d’ajouter de l’huile sur le feu dans une guerre à la haine montante déjà bien enflammée


(la vente du Smith & Wesson par des adultes de West Side à Riff et ses compagnons).


Les performances sont également à saluer, surtout qu’à l’inverse du premier film les acteurs cumulent à la fois le chant et le jeu, donc un double effort d’acting pour faire vivre cette nouvelle version du Roméo et Juliette dans le New-York des années 50. Cela a déjà été dit et ça mérite d’être répété, Ariana DeBose sort du lot par sa passion et son dynamisme ravageur ainsi que sa rancœur et sa maturité qui font qu’elle n’a rien à envier à Moreno, Rachel Zegler est particulièrement resplendissante et désirable au même titre que Natalie Woods à son époque. Le retour de Moreno pour la réinterprétation de Doc est touchant pour les raisons précédemment évoquées. David Alvarez a une hargne nouvelle qui fait du bien pour ce Bernardo sans jamais céder à la caricature ou l’antipathie, tandis que Mike Faist interprète un Riff qui se distingue davantage au sein de la bande des Jets par son côté plus revanchard et nerveux.


Le seul véritable reproche et débat que je pourrais éventuellement lancer concerne le choix d’Ansel Elgort pour interpréter Tony (si on exclut sa performance au chant qui n’a pas besoin de faire l’objet de critique particulière). Là ou Richard Beymer communiquait une passion contagieuse tout en dévoilant une perte de contrôle dans les moments tendus ou quand il est impuissant, Elgort a l’air trop propre et lisse pour un ex délinquant des rues sur la voie de la rédemption et de la reconversion et sa fraternité avec Riff et les autres a du mal à se faire totalement ressentir. La volonté de le rendre plus vulnérable est tout à l’honneur du film et trouve du sens dans son parcours réadapté dans cette version, mais en raison des problèmes que j’ai évoqué je trouve que l’impact émotionnel est loin d’être complet malgré sa chimie réussie avec Zegler bien qu’il ne parvienne jamais à égaler la présence de celle-ci.


La réorchestration des musiques et chansons apporte des sonorités revisitées discrète sans pour autant être transparente, quant aux dialogues laisser les portoricains s’exprimer plus d’une fois dans leur langue d’origine sans sous-titre donne une touche d’authenticité très appréciable et surtout plus de consistance et de modernité en comparaison du classique de 1961. Surtout dans la relation amoureuse entre Maria et Tony (ce dernier apprenant la langue dans l’espoir de percer une frontière de la langue, ceci est traité avec une légèreté justifiée sachant que cette frontière n’est finalement pas plus que ça d’actualité entre eux deux) et dans la volonté d’intégration des portoricains (la restriction imposée par Anita à Bernardo et Maria lors de leurs conversations).


Transcendant de loin la simple mise à jour technique et esthétique, West Side Story continue d’émouvoir et de transporter dans son tourbillon de passion, de haine, de culture, de musique, de drame et d’amour. Le débat quant à savoir qui surpasse qui n’a pas à être soulevé dans la mesure ou chacun est une œuvre propre à lui-même avec son code esthétique, sa lecture des événements et son cheminement jusqu’au drame final. Il y a 50 ans Robert Wise faisait du cinéma une gigantesque scène pour la pièce de Broadway et enflammait Hollywood par la même occasion, aujourd’hui Steven Spielberg métamorphose la scène en cinématographie en encrant cette histoire d’amour tragique dans le réel avec une douceur/amertume en parfaite osmose.

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