"Ah.. Dieu des enfers, je perds ma belle vieillesse à vouloir expliquer quoi que ce soit aux gens. Tour à tour leur disant que rien n’est qu’un rêve ou soudain tout au contraire, que les rêves même sont le monde où nous vivons, la vie en un mot, cette chienne de vie.
A qui est-ce que j’essaie ainsi de donner le change ? Aux autres ou à moi-meme ? Ni à eux ni à moi, mais à ce qui est devant nous tous, à l’inévitable".



  • La Valse des adieux, Louis Aragon, automne 1972


Y a-t-il besoin d'ajouter quoique ce soit à ce poème d'Aragon pour rendre de compte de Vortex ?
Peut-être pas, mais je m'y attèle, par besoin et par envie.


Perpétuelle modification du corps et de l'esprit, imperceptibles mouvements successifs à travers le temps, résumé d'une vie en une poignée de secondes sur un écran de télévision, vision d'un futur lointain pas si lointain. La mort gagne froidement du terrain sur la vie, à chaque instant.
Vortex. Expression parfaite du traumastisme du cinéaste, Le temps détruit tout.


Deux écrans. Processus surprenant entamé dans Lux Aeterna sans qu'on en comprenne trop l'intérêt, mais qui permettait tout de même de placer le spectateur dans une position tout à fait singulière. Témoin de deux scènes à la fois, possesseur d'un semi-don d'ubicuité.
Les images, la lumière et le son se confondaient dans un capharnaüm général, et on constatait impuissant que l'oeil et le cerveau humains ne pouvaient pas tout analyser en même temps. On se laissait alors haper par un élément, un son, en faisant fi de tout ce qui semblait superflu ou inexploitable. Cela avait à la fois quelque chose de frustrant et de terriblement fascinant.


De prime abord, Vortex est un objet non identifiable dans la galaxie Noé. Toute la frénésie et la violence sont évacuées pour filmer la routine absolument mécanique d'un couple de vieux qui fonctionne à contre-temps, côte à côte, l'un sans l'autre.
Avec Vortex, on comprend que l'expérience Lux Aeterna était un canevas d'idées, bonnes ou moins bonnes, avec lesquelles Noé se faisait savant fou. Le double écran prend alors tout son sens pour rendre compte de la solitude à laquelle fait face chacun des personnages, apparaissant pratiquement tout le temps seul dans un des écrans.


Le père et la mère ont des vies bien distinctes et le double écran permet de représenter cette singularité. Là où il était impossible de suivre la totalité de ce qui était montré dans Lux Aeterna, ici, la lenteur et la longueur des scènes permettent à l'oeil de s'accommoder au procédé. On prend plaisir à regarder l'accomplissement des gestes du quotidien d'Argento, le bruit des touches de la machine à écrire ou le café encore chaud dont la vapeur émane de la tasse, alors qu'on suit un peu inquiet les tribulations de Lebrun qui semble transportée dans une dimension radicalement différente. Ce constraste poussera parfois à se questionner sur le rapport qu'entretient le couple, le père semblant dénué d'empathie pour sa pauvre femme, du moins dans la première partie du film.


Moins désorienté, le spectateur adopte forcément une position active pour saisir ce qu'il se passe de part et d'autre. Là où on pourrait être tenté de croire, pas forcément à juste titre, que sur un écran seul, il n'y aurait qu'une seule chose à regarder, l'opération du double-écran efface automatiquement cette croyance en introduisant le doute. Le spectateur ne peut se concentrer sur un seul écran sans éprouver la sensation d'une perte d'informations visuelles. Les yeux opérent alors des va-et-vient réguliers, prolongement d'une caméra pourtant extérieure au film.
En revanche, lorsque qu'une seule scène, filmée dans le même angle, est montrée à l'écran, cela laisse un peu perplexe. Quel est le but de la manoeuvre ? Voir des mains sortir d'un écran pour pénétrer dans l'autre, détachées de tout corps ? Peut-être, ou alors s'agit-il du côté jusqu'au boutiste de Noé qui, lorsqu'il déniche une idée géniale, aime l'exploiter jusqu'à la surdose.


Subrepticement, on s'aperçoit que les thèmes chers à Noé n'ont absolument pas disparu, mais qu'ils errent comme des âmes ayant perdu de leur superbe. L'Amour pour commencer, n'est plus la folie créatrice et destructrice de Love, mais la fanaison de fleurs autrefois enivrantes. La Drogue a perdu sa dimension euphorisante ou récréative, elle asservie et aliène les corps et les têtes dans un long processus de déshumanisation. Enfin, la Mort n'est plus violente et soudaine comme dans Irréversible ou Enter the Void, mais absolument froide et inéluctable.


"Je ne vous dis rien d’autre, dans ces jours où la beauté de l’automne risque de nous faire croire au printemps, je ne vous dis rien d’autre qu’il faut savoir regarder en face le malheur et ne pas le déguiser en son contraire. Je vous le dis, à vous qui avez encore le temps de profiter de cette leçon de ma vie et de mes rêves, je vous le dis, mêlant les rêves et la vie, pour mieux apprendre à les séparer ensuite. Parce que dans la vie, il y a certes un dangereux quotient de rêve, mais dans les rêves aussi, il faut savoir lire sa vie, voir plus loin qu’elle, voir plus loin que soi. Je sais d’expérience que c’est difficile et que souvent cela fait mal".



  • La Valse des adieux, Louis Aragon, automne 1972


Pas encore bien certain de saisir la totale signification de ce passage de La Valse des adieux, tout comme je reste perplexe devant cette citation du personnage d'Argento, citant lui-même Edgar Allan Poe: "La vie est un rêve dans un rêve".


Cette phrase revient à plusieurs reprises.
Au début tout d'abord, comme pour nous signifier que ce que nous voyons n'existe pas. Nous sommes spectateurs d'une fiction, d'un rêve, filmé et pensé par Gaspar Noé et joué par des acteurs qui ne sont autres, dans le film, que des émanations d'eux mêmes. Notamment Dario Argento, qui repétant cette même phrase à deux ou trois reprises, partage avec le monde qui l'entoure une découverte semblant constituer pour lui un Eureka. Cinéaste, interprétant un écrivain passionné de cinéna, qui couche sur papier son obsession pour les rêves, j'ai parfois eu l'impression qu' Argento et son personnage se confondaient. Ce sentiment est renforcé par les multiples références aux films chers à Gaspar Noé, et certainement à Dario Argento, dont l'appartement regorge.
Noé joue avec le réel et la fiction jusqu'à faire apparaitre les dates de naissances, bien réelles, des acteurs, et les dates de mort, cette fois fictives, des personnages.


Alors qu'Argento mène une vie intellectuelle épanouie, sa compagne, Françoise est prise dans un interstice dont elle ne semble pas pouvoir s'extirper. En proie à une certaine forme de démence, la mère exécute des actions machinales qui n'ont plus de sens ni pour elle, ni pour personne. Elle revoit les pièces dans lesquelles elle a habité. Elle les connait mais ne les reconnait plus.


Le rêve est donc une thématique importante du film, sans n'être toutefois, jamais montré directement à l'écran. Les dialogues d'Argento avec un de ses amis au téléphone ou avec Lutz sont la captation partielle et furtive de ces moments pendant lesquels on touche à la grisante sensation de compréhension du réel, sans que cela ne soit véritablement le cas.
Les phases de démence de la mère ne sont jamais montrées d'un point de vue interne mais toujours de l'extérieur, comme s'il était impossible de pénétrer dans sa tête, le spectateur impuissant, demeure condamné à ne pas comprendre, seul l'imaginaire peut prendre le relais pour envisager une telle torture psychique.
La maladie de Lebrun apparait et disparait d'ailleurs au gré des jours, comme le reliquat d'un rêve envahissant. Lorsqu'elle se retrouve seule, elle en vient à confondre pour de bon toutes les échelles de valeurs et se délivre du cauchemar par la mort.


La sobriété que confère Noé à son film est quelque peu déroutante, lui qui nous avait habitué à vivre l'expérience traumatique au même titre que ses personnages, à l'image d'un Enter the Void. Pourtant, le film est loin d'être une promenade de santé. La performance de Françoise Lebrun est d'ailleurs d'une telle justesse qu'on la croirait vraiment folle. On demeure alors attentif à tous les détails de son jeu, que ce soit son regard perdu, ses expressions faciales fantomatiques ou sa manière de parler à demi-mot, sans finir ses phrases. Elle crée à elle seule une sensation d'oppression chez le spectateur, que les plan-séquences et l'éclairage, semble-t-il naturel, contribuent à renforcer.


Cette volonté froide de dépeindre le réel, tel que Noé le perçoit, explique logiquement la forme quasi-documentaire que prend parfois Vortex, et qui est la deuxième forme du film. Les longues séquences en plan fixe, que ce soit dans la cuisine où se retrouvent les quatres protagonistes, la discussion dans le salon entre Stéphane (Alex Lutz) et ses parents, ou encore les échanges sur le réel et les rêves autour d'un verre de vin donnent l'illusion que Noé a posé sa caméra dans l'appartement d'une famille existante. Cela est accentué par les dialogues improvisés, les acteurs ne connaissant le scénario que dans les grandes lignes. Une nouvelle fois, l'ensemble de ces procédés troublent la frontière entre fiction et réalité.


Enfin, la mort intervient à l'écran comme un gaz opaque et soporifique, elle parait être paradoxalement le moment le plus paisible de la vie. Comme si, une fois inerte, le repos était alors la seule chose que l'on possédait véritablement.
La vie s'est volatilisée dans le temps, et l'espace a mené à bien son processus inéluctable de néantisation de l'individu. Ce dernier est recompacté à chaque instant dans ce qui demeure, dans le mouvement perpétuel du vivant. Vortex.


"Pour être une fois au monde, il faut à jamais ne plus être"
- Albert Camus.


L'enterrement comme symbole du passage d'un état à un autre. La vie de la mère résumé en 30 secondes d'un défilement pixélisé. Compaction du temps, dont seul l'esprit est capable.
Enfin une succession de plans fixes sur l'appartement inanimé. Se vidant peu à peu, rien ne semble avoir existé, tout n'est qu'un rêve à présent dissipé avec ceux qui ne peuvent plus l'entretenir.


Un seul constat: "On est bien peu de choses..."

Hypno5e
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le 18 avr. 2022

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