Fou rire, larmes libertaires et entrée des artistes

Il est mort un vendredi. Il avait 86 ans. On aurait pu croire à une mauvaise blague, un happening, un dernier coup d’éclat. Si seulement. De ce nom semblable à un parfum masculin, ne reste qu’un héritage, celui d’un cinéaste, une odeur, une ombre projetée sur l’écran d’un art, quant à lui, à jamais éternel. Oui, Milos Forman est mort mais ne s’est pas éteint. Et pourtant, j’ai l’impression d’être ce Salieri, perdu sans son Mozart. Mais à la place des larmes, j’ai décidé de me souvenir, de ne pas oublier, de me gorger de ta musique, de ta démence réfléchie, dans un dernier soupir, et un regard pour te redonner vie.


Ton œuvre résonne comme la beauté parfaite d’une partition sans fausse note. Une œuvre célébrant le combat et la résistance d’un homme contre toute forme d’oppression. Comme une percée dans un rideau de fer, un trou par lequel s’échapperait toute une génération de rebelles, d’idéalistes et de rêveurs. Une fuite au nom d’une résistance, d’un mot qui n’a pas de frontières : Liberté. Tu as vu. Tu l’as vécu. Cette chasse humaine, ce rejet de l’autre, de la différence. Mais qu’as-t-elle seulement d’humaine cette chasse ? Il n’y a pas de totalitarisme à visage humain. Que des apparences, des duperies, des « infirmières » qui tuent en pensant soigner, qui encadrent par des barreaux, pour une normalité, une pensée unique. Le soin par l’isolement, n’est-ce pas là l’antagonisme parfait pour décrire nos sociétés pleines de contradictions ? Oui, l’ami, entends-tu les cris sourds du pays qu’on enchaîne ? De parents, victimes du nazisme, en libérateurs y prescrivant le soviétisme, Forman s’échappa à la fin du Printemps de Prague pour se voir imposer une nouvelle norme : le capitalisme. Comme une infirmière en chef imposa son autorité à ce qu’elle appelait des aliénés.


Une fuite pour faire de ses films les étendards d’un souffle historique, pour faire prévaloir le droit et la justice au dessus des exactions humaines. Puisque la verve et l’intensité de ses œuvres n'ont d'égales que sa farouche volonté de combattre tous les totalitarismes. Résister en quelque sorte à l’oppression, avant que celle-ci ne vous résiste. Insoumis, il l’était. Ses personnages aussi. Un seul but : se représenter les troubles psychiatriques de l’humanité, et y trouver une certaine forme de vérité. Quelque part. Dans un élan de grandeur. Pour réparer les vivants et saluer la mémoire d'un Géant. Celui pour qui « la folie a souvent plus de sens que la raison. Comme les rois de jadis avaient des bouffons pour entendre la vérité. » Avec Vol au-dessus d’un nid de coucou, il nous rappela à quel point la liberté est précieuse, et comment il est facile de la perdre.


Milos Forman y interroge ainsi la notion même de démence. Qui est véritablement fou ? Ceux qu’on étiquette en tant que « malades » ? Malades de quoi ? De vouloir vivre ? De ne pas se conformer à un système tuant tout ce qui a d’humain en l’Homme ? La folie n’est pas une aliénation, le pouvoir l’est. Tout n’est ainsi qu'ambiguïté et opposition : de la soumission à la domination, du soignant au soigné, de Ratched à McMurphy, toute l’œuvre est construite sur des relations d’antagonisme, et d’affrontement. Vouloir « être » ou devenir la norme, l’être sans personnalité. Car l’hôpital ne fait que soigner les « fous » par une autre folie : des règles, des thérapies encadrées, des électrochocs pour faire disparaître en l’Homme tout ce qui fait sa particularité, son originalité, sa folie. Et en ce sens, McMurphy est l’étincelle révolutionnaire qui s’apprête à faire imploser le système : il y insuffle des rêves d’évasion, d’autre part, et de nulle part, de ballade en mer en match de Baseball imaginaire, et réveille les consciences, les désirs en chacun, pour la révolte, (son intérêt personnel aussi) et quelques sourires. Il revitalise les individus, et les détourne de l’ordre totalitaire, jusqu’à la transgression totale : une fête nocturne, de lâcher prise et d’expériences, d’une joie collective à la victoire illusoire sur le système. Puisque l’inéluctable est déjà là, dans cette fuite impossible, dans cette liberté lobotomisée, et dans cette vaine tentative d’étrangler un système devenu norme.


Et pourtant, à chacune de ces sanglantes répressions, s’élèvent des armes pacifiques, des mots et des cris, des rires et des danses, que le système tentera vainement d’annihiler. Car une étincelle restera. Celle de la tentative. Oui, Vol au-dessus d’un Nid de Coucou est un hymne à l’essai, à cette épreuve pour la liberté, cette autre vie rêvée dont il faut parfois payer le prix. Pour un succès. Ou un échec. Mais le fait de s’opposer au pillage de notre âme peut-il seulement constituer un échec ? Car tenter, c’est déjà réussir un peu, déjà toucher un petit bout de rêve. Les neurones coupés, l’âme reste, dans une transmission sourde et invisible, vers une masse plus grande, vers un échec devenu un triomphe. Un dernier geste. McMurphy était l’impulsion, Chief en est l’aboutissement. Les chaines se brisent alors, les barreaux ne sont plus qu’une illusion, l’esprit se libère, dans la grandeur d’un dernier plan, où la Nature se substitue aux murs, et où le peuple trouve sa voie.


Forman nous le dit. Tant qu’existera la liberté, cette pathologie naturelle en inconsciente remontée, le monde saura quel chemin emprunter. Car oui, je me sens grand comme une montagne. Nous ne serions pas qui nous sommes sans Milos Forman. Puisque jusqu’à la fin, ses œuvres ont touché cette liberté, l’ont parfois embrassée, sans jamais l’atteindre. Constamment en train d’indiquer une direction sans arrivée. Puisque pour Forman, la tentative est tout ce qui importe, à partir du moment où l’évasion commence. Fuir pour trouver quelque chose, ou au moins une pause. Une pause dans ce monde de fins et de suffocation. Parce qu’à la fin, aussi inévitable soit elle, il n’existe pas une telle chose comme la liberté. Jamais. Et pourtant, Forman le sait : la liberté n’est pas la fin, c’est un état d’esprit. Donc, avant de tout abandonner, ou même « d’arrêter d’essayer », concentrons-nous sur ce temps de passion, de vie, et puis de compassion. Mais Milos Forman est mort. Il n’essaiera plus, et ne sera plus là pour nous convaincre de continuer. N’empêche, ses films, eux, continueront de nous donner cette foi en l’essai. Cet amour comme un art, pour un instant où croire nous permettra de cultiver l’espoir.


Un essai, un raté, mais qu’importe. Au cœur de la catastrophe, l’artiste lucide qu’était Milos Forman est bien peu de chose, mais il est tout ce qui reste, et tout ce qui restera. Suffisamment puissant pour briser les cloisons de cette schizophrénie quotidienne, et faire que dans la perte, la vie continue de trouver son chemin. Pour supporter les épreuves de ce monde, et sauter à travers la fenêtre de la conscience humaine, en survivant et non en prisonnier.


L’oreiller s’est posé sur toi. Et à défaut d’y étouffer ta liberté, celle-ci s’envole auprès de ces autres disparus, ces feuilles mortes, balayées par le temps, qui d’une passion à cœur perdu, se muent en invincibles sur l’écran d’un art d’espoir. Amadeus orchestra alors ton départ en sortant les violons, scellant de nos larmes, une vie d’insoumission. Comme un dernier jour de tournage. La tristesse sur les visages. Et pourtant, ne reste que l’espoir que cette fin n’est qu’un au revoir. Oublier. Non, Jamais. La seule chose à vous conseiller, à crier, à prêcher, c’est regardez, regardez absolument tout. Et peut-être que là haut, loin au-dessus des nids de coucous, un souvenir se retournera : toi, homme sur la lune, avançant vers Capra pour y laisser entrer le soleil, quelques magazines pornos, une délivrance en symphonie et la formule d’usage : « Welcome to the Club ». A bientôt Milos. Salut l’artiste.

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le 12 mai 2018

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