Pedro Costa filme le noir. Le noir et sa lumière. Écrans dans l'écran, fixes, qui laissent échapper des gerbes étincelantes qui fusillent le regard. Carrés, rectangles, ronds : l'obscur encercle, recadre, enferme. Il y a la rigueur, il y a la maîtrise, et plus encore que jamais ce désir, chez Costa, de faire focus sur quelque chose. Trouver ce qui échappe à la nuit tombée sur les hommes, grands et raides, perdus dans les strates du temps. Au moment de la sortie de Dans la chambre de Vanda, on critiquait Costa pour sa façon de sublimer la misère. Bêtise effroyable : ce n'est jamais la misère que Costa sublime, ce sont les gens qui se cachent derrière elle.


Alors, Pedro Costa filme la peau noire. Du noir sur du noir, et une lumière qui zèbre l'écran. Des mains noires sur des mains noires ; des visages qui se répondent alors que mille fenêtres les entoure. Ils sont grands, ils sont beaux, ils sont raides. Ils portent l'exigence du regard de Costa. Et c'est cette exigence qui est sublime. Plus radical que jamais, plus artiste que jamais, et donc : plus profondément lancé que jamais dans la vie, ce mélange singulier d'Histoire et d'histoires où vient s'échouer des hommes. La beauté du film rappelle Le Caravage. Elle est aussi éthique du regard : la lumière vient autant du dehors que des visages qui s'adressent à nous. Beau comme un triomphe, Ventura est filmé, il est vu. De tous les plans, son regard, sa parole, son accent, sa tenue, tout est bouleversant. Bouleversant de voir Costa ne plus arriver à faire un film sans lui. Bouleversant de l'avoir vu de jour dans En avant, jeunesse ! et de la retrouver dans la nuit de Cavalo Dinheiro. Bouleversant de se souvenir de cette méthode Costa qui fait espérer encore un peu dans le cinéma contemporain. Un jour où Vanda est venu le voir, après Ossos, et lui a dit « je veux que tu me filmes moi, vraiment, dans ma chambre » quelque chose est advenu dans son cinéma. Un jour où il a mis le pied dans la terre colonisé, quelque chose a changé. Vanda, l'Afrique, et maintenant, Ventura. Pedro Costa a décidé qu'il filmerait les gens dont il raconte l'histoire. Simplement, en saisissant une vie et en essayant de la porte à l'écran. Jamais Costa ne cessera de filmer les gens. Mais les filmer, c'est aussi devoir les exalter. Costa a besoin d'un héros, Ventura est devenu le sien. Costa ne courre pas après de faux-petits avec une caméra qui tremble. Costa est un cinéaste moral : tout ce que la caméra saisit doit être travaillé, sculpté jusqu'au délire, comme une pâte informe cisaillée par la lumière et le cadre. Fameuse fascination de Costa pour le travail, de Où gît votre sourire enfoui ? à cette parole magique dans Tout refleurit : « je ne méprise pas les autres cinéaste, mais ce qu'ils font, c'est autre chose. Moi j'ai l'impression de faire un travail »


Travailler les corps, travailler la nuit : ces gens que Costa filme, on ne les a jamais vu, on ne les verra plus jamais, et pourtant, ils ont toujours été là, beaux et fiers. Ils ont toujours été là, on ne les a jamais écouté, on n'entend pas leurs voix. Ce que Costa leur offre, et ce qu'ils offrent à Costa, est prodigieux. Enfin, on les voit, enfin on les entend, enfin on voit une œuvre d'art. Tout, dans le film, est vu. Chaque objet, chaque visage, chaque coin de peau. Tout est vu et écouté. Costa est le cinéaste d'une attention permanente, d'une exigence toujours plus haute vis à vis du spectateur. Le cinéma nous donne à voir, pourquoi ne voyons nous plus rien ? Pourquoi Cavalo Dinheiro devient-il une exception ? Il y a des plans dans ce film, il y a des scènes, il y a des héros. Il y a de la durée : pour voir tout ce qu'il y a à voir, il faut du temps, et ce temps donne la mesure du geste du cinéaste. Il nous donne la possibilité de voir se laisser les choses arriver, et doucement, l'émotion survient, à pas butés, outrés. Costa est le cinéaste de l'émotion pure. Mieux : Costa est le cinéaste de la dignité.


Il y a quelque chose qui s'est assombri dans le cinéma de Pedro Costa, à mesure que la photographie a plongé davantage dans la nuit. Dans *En avant jeunesse !*, Ventura était un père. Il se baladait dans un bidonville de Lisbonne, et cherchait à construire un lieu pour tous ses enfants. Ici, il est enfermé dans un Cap Vert mystérieux et nocturne, pris dans des cavernes souterraines et lugubres. Mais surtout, Ventura est devenu seul, fou. Il a les mains qui tremblent et qui trembleront tout le film. Dans les cadres fixes, il n'y a que ses longues mains noires qui bougent frénétiquement et qui sont le moteur du cadre, le cœur noir du film, sa pulsation intense et frénétique. Signe que quelque chose dysfonctionne, mais qu'il reste encore un mouvement possible. La vie recule et se retrouve contrainte dans une main – mais cette main bouge et s'agite comme une langue qui rêve de prononcer des mots à nouveau. 

En effet, chez Costa, les corps parlent, du moins essaient de parler. Costa leur offre du silence, pour qu'ils soient audibles enfin. La voix se fraie un passage entre les ombres, ressort par morceaux, fragments, bouts d'élégie, de pleurs et de chants révolutionnaires tronqués, cassés. Il faut se souvenir de la plus belle scène du film – celle de l’ascenseur, où Ventura converse avec un soldat de plomb, sans doute l'image d'un soldat qui aura croisé sa route pendant la révolution. Tant pis si on ne comprend pas tout ce qui se dit. Ce que nous comprenons, c'est l'intensité de leur dialogue, bien avant sa signification. Le son inquiète, fuse, chuchote, halète. La voix du soldat est intérieure et bizarre, trouvant des échos inouïs qui butent contre les murs de l’ascenseur. Et Ventura, en pyjama, chante, crie, se tait. On voit toute la douleur, on entend la mémoire fracassée – homme à la vie brisée, privée de sa maison, exploité, et dont la voix sort enfin. Ce que Costa nous montre, c'est un corps qui ne peut tenir qu'en se souvenant de sa jeunesse – et Ventura le dira dans une autre scène : « nous sommes en 1975, j'ai 19 ans » en couchant sa carcasse usée sur un lit d’hôpital sans fenêtres. Le temps et l'espace, dans le film, se redéfinissent en permanence, au contraire des cadres, toujours fixes, toujours en lumières et en obscurité. Il serait facile de parler d'un film de fantômes – il l'est, assurément. Mais ces souterrains sont ceux d'aujourd'hui. Cet hôpital étrange porte des fissures qui le tiennent au présent. Juste que ce présent ne peut plus tenir, qu'il y a quelque chose à trouver, à retrouver. C'est le sens de la fuite de Ventura dans la forêt dans le film : plonger dans la forêt, c'est plonger dans la mythologie, et échapper aux terreurs du monde présent.


Ce qu'il y a de plus bouleversant, dans Cavalo Dinheiro, c'est de voir très vite que chaque scène part d'une odyssée intime, qu'il y a une vie derrière tout cela, que Costa ne cesse de faire ressentir, par la nudité de son concept, par son exigence envers lui-même, par l'émotion singulière qu'il fait naître ; la nécessité humaine d'une telle entreprise. Le film est complexe, crypté, je ne suis pas sûr d'y avoir compris grand-chose ; mais ce qui est incroyable, c'est que l'essentiel surgit quand même. Costa construit un monde de dessous le monde mais qui dialogue avec le notre.
Jamais je ne pensais découvrir un jour Cavalo Dinheiro. Il a fallu attendre cette séance unique, et les lumières une fois rallumées, laisser décanter la profonde émotion produite par un cinéma aussi radical, mais qui ne cessera jamais de parler de nous. Jamais nous n'oublierons les mains tremblantes de Ventura dans la nuit, et son visage si dur qui semble nous demander s'il sera heureux un jour. Le cinéma de Costa n'a jamais raconté autre chose : loin des espaces qu'on mutile, des bidonvilles qu'on détruit, des temps durs et des révolutions tronquées, où trouver un endroit où nous aurons le droit de vivre ?


Dans le cinéma de Costa, ce droit, nous l'avons.

B-Lyndon
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le 18 déc. 2016

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