Glacé, sombre, magnifique sur le plan visuel, une sorte d'accomplissement de l'esthétique que Costa a développé depuis Ossos -, mais d'un autre côté, très surprenant, tout en changements de rythmes et de temporalités, chose à laquelle Costa ne nous avait pas encore vraiment préparé. Ventura, personnage phare du cinéma de Costa, est enfermé dans un hôpital assez sordide où il côtoie ses anciens amis, ainsi que d'autres personnages assez énigmatiques. Dans sa tête, il est toujours en 75, bloqué depuis ce jour où les forces militaires l'ont séparé de sa femme et violenté. Cet incident clef ne sera pas du tout filmé comme une scène d'action classique par ailleurs, puisque tout mouvement est à ce point découpé, tout déplacement à ce point isolé des autres, que le sensationnel est écarté au profil d'une déconstruction méthodique de la mémoire, touchant à la concentration détail par détails de ce moment. C'est donc le récit lent, patient et calme d'un traumatisme qui ne cesse de hanter Ventura, perdu en pyjama au milieu d'un lieu bureaucratique désincarné et rigide où les âmes en deuil se croisent pour se raconter. Tous ces visages tournés vers le lointain, ces récits de vie aussi brèves que mystérieuses, ces décors dévorés par la noirceur. On ne sort pas de ce long voyage dans la nuit.


Et puis il y a cette scène de l'ascenseur. Cette scène de folie furieuse, tout en étirement et en resserrement, l'une des plus belles de ces dernières années ! Le paroxysme symboliste du film, qui doit bien faire 15 minutes au moins, où Ventura affronte ses démons, littéralement, sous la forme d'un soldat au visage peinturluré, vecteur de toutes ces voix difformes et effrayantes qui se moquent de lui. Dans ce passage claustrophobique à souhait, la caméra alterne entre les deux entités, les deux mythes, les saisit dans leur immobilité, tourne, décante l'histoire peu à peu vers l'horreur. Alors Ventura, se figeant dans un geste superbe qui signifie autant la défense que le dépassement, montre sa lutte contre l'obscurantisme, contre l'oubli, contre la moquerie, contre l'injustice. Avec ces notes d'orgue impressionnantes sorties de nulle part, cet instant est alors scellé comme celui du refus, et de la promesse d'un avenir chanté. Quelle émotion !
Il s'agit d'une des nombreuses preuves que le cinéma actuel est toujours ultra stimulant et novateur, capable de faire rimer la mémoire d'un pays avec la sophistication technique et donc artistique d'une équipe (coucou La saison du diable cette année également, oui, je suis un fanatisé). Une claque visuelle de chaque plan qui engouffre son spectateur dans un voyage mental touchant au sublime.

Narval
10
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le 10 déc. 2018

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Narval

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