Qu’il utilise le registre de la fiction (La Reconquista, Eva en Août) ou du documentaire (Qui à part nous ?, Jonás Trueba s’est toujours montré à l’aise pour dépeindre la jeunesse espagnole de son époque, ses questionnements moraux, existentiels ou amoureux. Une démarche qu’il prolonge avec Venez Voir en tentant aussi de saisir les dérapages invisibles qui séparent les êtres. Soit, ici, deux couples de trentenaires qui se retrouvent dans un bar madrilène. Susana et Dani ont déménagé en périphérie de la ville, et attendent un enfant ; Elena (Itsaso Arana, héroïne d'Eva en août) et Guillermo ont la conviction que procréer ne mène à rien. Six mois plus tard, ils se retrouvent à la campagne autour d’un dîner arrosé, où les certitudes de chacun sont mises à l’épreuve…
Comme il a pu le faire dans ses films précédents, le cinéaste compose un dispositif épuré, jamais ostentatoire, qui se fait observateur de scénettes quotidiennes, où la part entre écriture et improvisation est agréablement floue. Comme si le quotidien était lui-même un spectacle qu’il convient de regarder avec attention et délectation, afin de nous repaitre de ses émotions discrètes qui fond le sel de la vie et du cinéma. C’est ce que le titre suggère, en tout cas, avec cette injonction au spectacle qui résonne comme une invitation au plaisir de la découverte.
Une invitation qui nous étonne, tout d’abord, puisque les premières minutes nous offrent moins à voir qu’à entendre : nous entendons un morceau de piano sur fond bleu, avant de ne distinguer que ceux qui écoutent, des acteurs devenus spectateurs comme nous. Ce jeu de miroir interpelle et nous questionne sur les effets de l’art, sur cette chose insaisissable, mouvante, susceptible d’être particulièrement émouvante. Tout le reste du film évoluera ainsi sur ce registre, cherchant à capter la beauté des moments éphémères afin de révéler leur sens discret. Comme la vision de deux mains qui se serrent suffit à nous dire l’amour véritable qui se joue : inutile d’en dire plus, on vient de voir l’essentiel. C'est l’insoutenable légèreté de l'être que le film cherche à faire ressentir, usant des moyens du cinéma pour induire l’évanescence et la mélancolie : plus le récit progresse, plus les images se parent de légèreté. On commence par des larmes et on termine par un rire, par une véritable prise de recul sur ce que nous venons de voir.
À mi-chemin entre Rohmer et Hong Sang-Soo, le cinéma de Trueba sonde la fragilité des liens affectifs à la faveur d’ellipses, de cycles saisonniers : un conte d’hiver aux couleurs urbaines marquées et un conte de printemps aux douces teintes naturelles. Les deux sont faits de conversations philosophiques à table, qui opposent le point de vue de la ville à celui de la campagne, entre Madrid et sa banlieue. Mais il y a aussi la reprise de mêmes acteurs auxquels sont attribués des rôles sans presque plus le cacher. L’œuvre de Trueba est ainsi teintée par la variation du même, chaque film nous amenant au prochain, nous ramenant au précédent. De son précédent docu-fiction, Qui à part nous ?, on retrouve le même désir de sincérité, la même volonté de diffuser des émotions véritables comme celles perceptibles à travers l’écran bleu nuit de la scène d’ouverture.