Si l'on devait coucher sur papier les ingrédients nécessaires à la confection du pire des mélos, pour avoir un film pénible de sensiblerie excessive et aux situations dramatiquement exagérées jusqu'à l'indigestion, alors on aurait sans doute la trame de Tokyo no yado, l'un des derniers films muets de Yasujirō Ozu.

Le film compile à lui tout seul, en effet, tous les éléments pour faire un mélo bien lourd et bien triste ; on y trouve des enfants privés de leur mère, un père au chômage, une famille jetée à la rue avec la faim et la misère comme seuls compagnons de route, on y parle également maladie, prostitution, suicide, mort...enfin bref n'en jetez plus, la cour est pleine !

Et pourtant, si ce film est l'un des plus sombres d'Ozu, jamais on ne tombe dans le tire-larmes facile ou dans la lourdeur narrative. Le cinéaste filme le pire des drames mais en nous le présentant avec le tact et la retenue qu'on lui connaît, en faisant toujours attention de contrebalancer les moments dramatiques par des moments plus légers, donnant l'impression de réaliser un exercice d'équilibriste, flirtant avec le larmoyant sans jamais y tomber. On est même agréablement surpris de voir une réalisation si légère, avec de splendides travellings, et si innovante en faisant du néoréalisme avant l'heure ; Ozu nous rappelle qu'il est bien l'un des maîtres de l'art cinématographique car avec peu de moyens, il érige un drame sensible de toute beauté, mettant au premier plan non pas la misère mais l'humain avant tout.

Car si l'univers de Tokyo no yado est très sombre et empeste la misère à plein nez, Ozu s'attarde en premier sur l'homme et sur cette foutue famille sur laquelle il pose un regard bienveillant.

Ce qui frappe en premier lieu ce sont ces décors où l'homme semble exclu, ces vastes terrains bercés par les vents où pointent à l'horizon les cheminées des usines. Ironiquement, si les usines sont omniprésentes, le travail manque et l'homme semble désespérément inutile ! Ozu reprend ainsi subtilement ses préoccupations concernant le monde moderne en pointant du doigt cette société qui mise sur les machines au détriment de l'homme et qui se soucie peu du devenir des familles.

Cette famille en question est constituée d'un père, Kihachi, et ses deux enfants ; ils sont sur les routes à la recherche d'un emploi, chaque jour apportant son lot de désillusions et se terminant par le plus cruel des dilemmes "manger ou dormir au chaud", il faut choisir car les économies sont rares.

Mais si la vie est cruelle pour cette famille, Ozu nous la montre avec ce qu'il faut de légèreté pour ne pas sombrer dans l'apitoiement ou dans la lamentation.

On retrouve un peu le Ozu des comédies légères qui sait si bien filmer les enfants (Gosses de Tokyo, Bonjour), avec lui les situations ne sont jamais totalement tragiques grâce à un humour savamment dosé. Lorsque les enfants se mettent en chasse d'un chien errant, pour pouvoir récolter quelques pièces, ceux-ci se retrouvent avec une casquette portée fièrement sur la tête ; le père ne va pas être content disent-ils ! Non, c'est sûr, mais ça nous fait gentiment sourire tout ça ! C'est avec la même légèreté et la même tendresse qu'Ozu nous les montre perdant leur provision par pur caprice, le drame est là aussi occulté par un humour léger. Le cinéaste filme avec beaucoup de tact la relation entre ce père et ses rejetons ; l'émotion, à fleur de peau, est toujours contenu. Ozu va par exemple alterner les plans entre le jeu des enfants et le regard ému des parents, ou encore investir pleinement l'imaginaire pour l'une des plus belles scènes du film qui nous montre le repas fictif mais convivial de cette petite famille.

Ozu mise donc sur la justesse des sentiments, sans vouloir en faire trop comme à son habitude, et en cela il est bien aidé par ses acteurs qui sont étonnants de simplicité ; on retrouve Takeshi Sakamoto, croisé dans Tōkyō no kōrasu, qui arrive à se montrer aussi bien attendrissant en père voulant protéger ses enfants que facétieux dans son obstination à vouloir rincer sa gorge avec un peu de saké, et puis le duo d'enfants fonctionne admirablement bien tant ils sont désarmants de naturel. Bon, on croise également Chishu Ryu dans un tout petit rôle mais on est toujours content d'apercevoir sa bobine à l'écran.

Une justesse et une simplicité que l'on retrouve tout le long du film, même dans la toute dernière partie qui emprunte véritablement le chemin du mélodrame. Ozu y imprègne tout son humanisme en érigeant la solidarité et l'entraide comme rempart à la misère, certes un peu naïvement, mais cela est d'écrit d'une manière tellement sincère qu'on y croit forcément.

La réussite du film tient en cela, une sincérité de tous les instants, des sentiments forts qui sont dépeints avec une extraordinaire sobriété, un improbable mélange entre la poésie de Chaplin et le (futur) réalisme du Voleur de bicyclette ; c'est tout ça à la fois, Tokyo no yado, un concentré du génie d'Ozu.


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le 26 août 2023

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Procol Harum

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