Comment rendre justice à ce qui n’est plus et qui n’existe qu’à travers le souvenir que nous en avons ? Comment écrire au présent son passé sans le corrompre, le déformer ou l’enjoliver, par un regard chargé de nostalgie ou de certitude ? C’est bien parce que les récits autobiographiques ont tendance à être trompeurs, pontifiants, édifiants, privilégiant une relecture toute personnelle des faits anciens, que Hou Hsiao-Hsien fait de la distanciation le moteur de sa démarche artistique : distanciation avec ses affects, avec l’adulte qu’il est aujourd’hui, afin de rendre toute son authenticité à l’histoire de son enfance et de sa famille. Du moins c’est l’impression qu’il donne avec Un temps pour vivre, un temps pour mourir ; film qui, comme son titre français l’indique, conjugue deux temporalités (le temps présent/le temps passé, le temps de la vie/ le temps de la mort) pour mieux tendre vers l’intemporalité, l’universel, la vérité profonde et inestimable...


3ème film du cycle autobiographique, Un Temps pour Vivre, Un Temps pour Mourir ou L’histoire de mon enfance – si l’on traduit littéralement son titre original – peut faire office de cousin aux Garçons de Fengkuei dont il serait une sorte de variation sur un mode nettement plus dramatique. Récit en deux parties contant l’enfance puis l’adolescence d’Ah-ha, l’histoire commence à la fin des années 40, alors que sa famille vient de quitter la Chine pour Taïwan. Grandissant dans une famille immigrée modeste bientôt frappée par la maladie, Ah-ha, petit garçon espiègle se mue en adolescent taciturne et révolté. La grande force du cinéaste sera de montrer la difficulté à vivre au présent (présent qui est rendu implicite par la voix off entendue lors de la première et dernière scène), et à exprimer le poids indicible du chagrin que le film cumule au fil de ses actes, une douleur que rend avec toute la tristesse du monde ces corps raidis retrouvés par la famille (celui du père, celui de la grand-mère), des dépouilles glacées, qui ponctuent le récit et qui créent les traumas face auxquels personne ne trouvera de solution sinon de faire suivre la mort par les souvenirs, par le retour en mémoire de ce qui définissait ces personnages.


Justement, c’est leur nature qui transparaît à travers l’évocation des lieux du souvenir : la grande place où trône cet arbre à l’ombre duquel les enfants épuisent les heures de jeu ; la rue natale où un autre arbre deviendra le repère symbolique de l’adolescent devenu chef de bande ; et la maison familiale bien sûr, lieu de vie et de mort pour les différents protagonistes. Le caractère de ces lieux est saisi par des plans larges dénués de pathos ou de sentimentalisme, par une composition minutieuse des plans qui restitue l’éclatante variété des tons et des matières (la luminosité du soleil, le vert de la campagne, la fraîcheur des ombrages...). Dans la première partie du film, ces plans suggèrent l’idée d’une vie en espace clos, d’une enfance imperméable au tumulte extérieur. Le monde entier, pour Ah-ha, semble être contenu dans ces lieux où la vie se fait routinière (les occupations de la mère et de la fratrie) et où la mort besogne lentement (la douce extinction du père tuberculeux). Si la mort, justement, survient de manière récurrente, chapitrant aussi bien le récit que l’existence du personnage, le film ne verse jamais dans le mélodrame en donnant toute son importance à la dimension arbitraire du souvenir et à la litote poétique (la mort du père annoncée par une coupure d’électricité, celle de la grand-mère par ce très beau plan sur les fourmis).


On s’en rend vite compte, la dualité annoncée par le titre est entretenue par une mise en scène délicatement allusive, suggérant subtilement la présence du monde adulte à l’écran : la lumière, que découpent les fenêtres ou les portes, annonce l’existence d’un univers extérieur à la maison ; le jeu sur les cadrages et sur-cadrages nous renseigne sur la pluralité culturelle et traditionnelle (la cohabitation des différentes générations, les traces visibles du passé japonais de Taïwan comme le tatami) ; quant à l’usage du son, il nous rappelle l’emprise de la grande histoire sur le réel (les émissions de propagande diffusées à la radio, le bruit des camions militaires qui réveillent les enfants). Le résultat est remarquable : le cinéma de Hou Hsiao-hsien repose sur une grande maîtrise formelle, qui tente de conjuguer construction des plans et authenticité, d’exprimer arbitraire de la vie et déterminisme historique et social et, surtout, de capter le temps dans ses dimensions multiples.

Procol-Harum
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le 21 avr. 2022

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Procol Harum

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