Durant toute cette période agitée de 2018-2019, le mouvement des Gilets Jaunes n’a guère emporté mon adhésion. J’en appréciais la dimension de solidarité, mais celle-ci me semblait mise au service soit de revendications personnelles, soit de réformes qui me laissent sceptique, comme le R.I.C. : je me méfie comme de la peste de la démocratie directe. Sans parler de certaines actions très démagogiques, comme la destruction des radars (le péage gratuit me gêne beaucoup moins). Ni de cette spécialité bien française consistant à se plaindre constamment, en attendant tout de l'État. Enfin, je suis de ceux qui approuvent le mot de Desproges, selon lequel, en substance, « le quotient intellectuel d’un groupe est inversement proportionnel au nombre de personnes qui le composent ».

Donc, les Gilets Jaunes, pas trop ma tasse de thé, et c'est précisément pourquoi j'ai voulu voir ce documentaire : les films qui vont à l’encontre de mes idées m’intéressent plus que ceux qui confirment ce à quoi je crois. L’un des rôles du cinéma est de nous enrichir, d'élargir notre conscience, en nous montrant une facette de la réalité qu’on ignore. Et je me doutais que le documentaire d’Emmanuel Gras serait favorable au mouvement.

Après une entrée en matière assez drôle sur fond noir (Macron essayant de dialoguer avec des Gilets Jaunes sans pouvoir en placer une, et finissant par dire qu’il est « de leur côté » !), la première image m’a fait très peur : cette définition trop nette de l’image qui la rend laide à mes yeux, comme sur les écrans plats bas-de-gamme, je me suis dit « ça va être comme ça tout le long » ? J’ai immédiatement pensé au dernier film de Ruffin, dont la bande-annonce m’a d’emblée découragé, bien que je soutienne le propos. Si l’on ajoute que ces premiers plans se déroulent sur la mièvre chanson de Nino Ferrer La maison, près de la fontaine, le film partait fort mal. Heureusement (et curieusement), cette image moche ne sera pas toujours la règle. Par contre, ce qui m'inquiète, c'est que ce type d'image lisse et trop contrastée n'a plus l'air de choquer grand monde...

Le film part du centre-ville de Chartres pour aller vers la périphérie et ses barres d’immeuble. C’est de là que viennent les Gilets Jaunes. La caméra poursuit son trajet jusqu’à parvenir à un rond-point. Face à ce rond-point, un club de sport, présence ironique, comme le symbole du monde des inclus (ceux qui soutiennent Macron) face aux exclus. Les premiers se maintiennent en forme face aux seconds qui vont être de plus en plus épuisés.

De ce groupe, le réalisateur a extrait quatre personnes : Benoît, le porte-parole du groupe de Chartres ; Agnès et Nathalie, deux coordinatrices ; Allan, un jeune militant tendance écolo qui filme tout avec son smartphone.

Benoît représente la question des leaders pour ce mouvement rétif au principe de représentation, idée trop marquée politiquement (car l’une des caractéristiques de ce mouvement est la méfiance vis-à-vis de tout ce qui ressemble à un pouvoir institutionnel). On le verra en effet remis en cause, violemment pris à partie même, parce qu’il ne s’est pas rendu à un rendez-vous au petit matin. Un peu rude quand on voit son engagement tout au long du film. Par comparaison, je suis bénévole au Camion du Cœur, sous-branche des Restos, où la règle est que chacun est libre de venir ou non : on ne fait jamais reproche à un bénévole de son absence un soir. Bien plus sain. Certes, ici le contexte est différent, Benoît ayant la veille harangué la foule pour que chacun se lève tôt le samedi matin... Tout de même, la charge est dure.

Agnès et Nathalie incarnent la dimension de révolte sociale : toutes deux expliquent la réalité de leur vie, et cette fameuse angoisse de la précarité « dès le 10 du mois ». Un poil exagéré peut-être : lorsqu’on gagne 1 200 €, certainement difficile de boucler son buget mais je ne crois pas qu’on soit à sec « au 10 du mois ». Par ailleurs, « les 1 200 € pour deux enfants à charge » incluent-ils les aides auxquelles cette situation donne droit, allocations familiales (330 € / mois pour une mère seule avec deux enfants) et APL ? L’éventuelle pension alimentaire du conjoint (si tant est que celui-ci la verse) ? J’en doute. On peut approuver globalement la lutte de ces gens sans se priver d’en dénoncer la part de manipulation, fût-elle involontaire. Idem lorsque Nathalie affirme que sur les 10 milliards elle n’a eu que 6,47 €, je ne marche pas trop à ce genre de raccourci. La TVA à taux 0 pour les produits de première nécessité représenterait 350 € / an ?.. ce qui correspond, si je compte bien, â 640 € de dépenses en produit de première nécessité par mois. Réaliste ? Qu’appelle-t-on « dépenses de première nécessité » ? Est-ce que l’iPhone qu’on voit pas mal de Gilets Jaunes arborer entre dans ce cadre, sachant que le téléphone d’Apple est de loin le plus cher ? La paire de Nike pour le gamin ou le sac Longchamp pour la gamine ? Le pot de Nutella ? Cette question, le film a l’honnêteté de l’aborder dans un débat entre militants : de l’argent en plus, d’accord, mais pour faire quoi ? Dommage qu’elle n’ait pas été plus fouillée. Car l’une des urgences serait, aussi, d’étudier avec ces gens la façon dont ils dépensent leur argent. Un peu ce que dit Benoît lorsqu’il explique que le RIC, il s’en fiche, ce qu’il faut c’est changer de système. C’est aussi mon avis, mais le capitalisme a deux visages : le mode de production et le mode de consommation. Sur le second, chacun peut agir.

Allan représente justement le côté réfléchi du mouvement, que Gras a tenu à montrer, à juste titre tant le grand public a eu tendance à assimiler ces gens à des « cas soc’ » bas du front. La réunion avec le spécialiste du RIC va dans ce sens : le RIC est une exigence en matière de citoyenneté, explique-t-il très bien. C’est là qu’est mon grand doute : quand on voit que l’extrême droite réunit, à coup de simplifications outrancières, 30% des intentions de vote et qu’une grand part des autres ne va pas voter, on se dit qu’il y a un sacré chemin à faire... Le RIC est une belle idée mais elle suppose que les citoyens soient suffisamment investis pour prendre le temps de s'informer en toute impartialité sur les sujets soumis à référendum, faute de quoi ils sont aisément manipulables et la démocratie directe peut mener au pire...

Ces réserves étant formulées, reste la souffrance des deux femmes, palpable, touchante. Quant à l’engagement de tous ces gens qui se lèvent à 5h du matin un samedi pour bloquer un péage, il force l’admiration, tout comme l’énergie qu’ils déploient aussi bien à organiser les rassemblements qu’à en éviter les débordements. En vain, toutefois : autant de monde énervé sur les Champs Elysées, pas besoin d’être grand clerc pour deviner que ça va partir en cacahuètes. Le film montre les CRS jetant de l’huile sur le feu, et ce fut une réalité. Il eût été honnête – mais, sans doute sortait-on du propos – de montrer aussi ce que peut être le vécu d’un CRS à qui on jette toutes sortes de projectiles. A mes yeux, certaines violences sont inadmissibles – les images de flics qui s’acharnent sur des gens à terre –, d’autres peuvent davantage se comprendre – un coup de bouclier dans le feu de l’action. Mais reconnaissons à Emmanuel Gras un souci d’objectivité puisqu’il montre aussi, dans un beau travelling, les dégâts sur une succession de boutiques des Champs Elysées.

A travers les quatre figures qu’il a choisies, Emmanuel Gras parvient à faire assez bien le tour des questions liées à ce mouvement : son origine (plusieurs disent avoir été réticents au départ quand il ne s’agissait que du prix du carburant), ses débats, son organisation (avec le côté système D, badges cuits au four !), ses slogans (le fameux qui sème la misère récolte la colère), sa confrontation à l’opinion, au pouvoir puis à la police, la difficulté à maîtriser un mouvement aussi peu structuré, la lassitude de ceux qui s’engagent et se sentent seuls. Il les suit lors des manifestations, nous faisant ressentir la peur qu’elles suscitent. Qui s’est retrouvé face à un barrage de CRS comprendra tout de suite de quoi il s’agit.

Un projet bien mené, mais me suis-je vraiment enrichi sur la question ? Pas tant que ça. Je reconnais au mouvement sa dimension collective merveilleuse dans un monde de plus en plus individualiste, mais reste critique sur bien des points. Et il y a tous les sujets sur lesquels j’étais acquis d’avance : l’exploitation des travailleurs pauvres, le peu de considération qu’on leur porte, l’absurdité du système dans lequel nous vivons.

Voilà pour le fond. Mais l’autre raison qui m’a poussé vers le Comoedia en ce dimanche après-midi est que j’avais vu l’enthousiasmant Bovines de ce réalisateur. Il parvenait à montrer le monde des vaches avec une grande poésie. Sur ce point, le nouvel opus d’Emmanuel Gras est une déception presque totale. Je ne vois pas, pourtant, pourquoi on ne pourrait pas produire de la beauté même en filmant ces affreux gilets fluos. Le cinéma peut être un art engagé, à condition qu’il reste un art…

Déception presque totale, ai-je dit, car je sauverai quelques beaux plans : un plan large montrant la progression de la procession vers le centre-ville de Chartres, un plan à ras du sol, où les tracteurs dépassent la caméra de part et d’autre de la ligne centrale où celle-ci est positionnée. Et le final, magistral : après un bilan de nos quatre protagonistes tour à tour, Emmanuel Gras montre un montage des manifestations à Paris, progressant en violence, sur une musique accompagnant cette montée. Puis, cut brutal pour nous montrer le club de sport, toujours actif, et le rond-point en face, vide, parsemé des taches de roussi laissées par les feux de camp. Long, très long moment sur ce rond-point, les voitures tournant autour, le son revenant peu à peu pour nous dire que la colère n’est pas éteinte. Voilà, ça c’est de la mise en scène ! In extremis, j’ai retrouvé l’artiste qui avait signé Bovines. Il était temps.

Jduvi
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le 9 févr. 2023

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