Les Bleus dans les yeux

En France, à l'hiver 2022 (date de sortie prévue du film) on peut s'interroger sur le timing du nouveau documentaire d'Emmanuel Gras intitulé Un Peuple. En effet, après les témoignages en direct des Gilets Jaunes, les caméras des chaînes d'informations présentes sur les lieux de mobilisations, à la suite des cow-boys Ruffin et Perret qui dégainèrent le plus rapidement leur J'Veux du Soleil, à la suite du documentaire stimulant Un Pays qui se tient sage de David Dufresne désigné persona non-grata par le CNC (donc par le Gouvernement ? - soit dit en passant, et c'est une information qui n'a rien d'un jugement, Emmanuel Gras a obtenu le soutien financier du CNC), il est légitime de se demander la plus-value apportée par ce documentaire par rapport à ces prédécesseurs.

D'abord, ce n'est pas un road-movie assumé en tant que tel. Ce n'est pas non plus un travail conséquent de montage d'images archivées filmées par des Gilets Jaunes. Toutes les images sont celles d'Emmanuel Gras, certes moins exotiques que celles de son précédent Makala, mais leur originalité réside dans le point de vue adopté par le réalisateur qui décide de focaliser son attention sur un groupe de Gilets Jaunes réuni sur un rond-point près de Chartres. En dehors de toute organisation politique ou syndicale, quelques figures s'engagent et découvrent le collectif, l'âpre lutte politique. De ce collectif, plusieurs visages flottent au-dessus de la vague et c'est de cette matière jaune, sablonneuse, effritée, qu'Emmanuel Gras tire le portrait d'hommes et de femmes divers rassemblés sous l'étiquette jaune.

C'est dans le mouvement de ce mouvement que s'embarque Emmanuel Gras, dans le rond-point des Gilets Jaunes de Chartres, en face du Basic-Fit où des sportifs endorment une partie de leur colère grâce aux endorphines. Ainsi, on retrouve le groupe de paroles au-delà du fort assiégé de voitures, dans les commerces de proximité où l'on tente de s'organiser, dans les salles des fêtes où on tente de rallumer les flammes, dans les salons où l'on commente les émissions TV où interviennent des Gilets Jaunes comme sur le plateau d'Hanouna, dans les manifestations à Chartres puis à Paris mais aussi dans les maisons où, comme le chante Orelsan dans Suicide Social (mais pas seulement ! ou surtout pas ! ) :
"Adieu les grévistes et leur CGT
Qui passent moins de temps à chercher des solutions que des slogans pétés
Qui fouettent la défaite du survêt' au visage
Transforment n'importe quelle manif' en fête au village"

Comme dans les films déjà réalisés, on retrouve les gros mots "mondialisation ; système ; extrêmes ; peuple...", les paroles sincères, les voix singulières, les pleurs passagers, les corps cassés des engagés, les fauteuils roulants, les fauteurs troublants, les grandes précarités, l'instant "images léchées", l'instant Champs-Elysées, les grandes réunions, les petites victoires et les défaites, celle notamment des rond-poings et des bleus dans les yeux. À ce film déjà vu, Emmanuel Gras tient une once de singularité dans sa capacité à donner vie à des acteurs attachants du mouvement puis dans son témoignage de l'après délitement : lorsque les rêves jaune flashy ne sont plus que des cauchemars jaune pisse.