Un, deux, trois
7.2
Un, deux, trois

Film de Billy Wilder (1961)

Pour les orphelins de Marx et du Coca-Cola

Le directeur d’un certain breuvage typiquement américain en poste à Berlin-Ouest reçoit un jour la mission de faire le chaperon pour Scarlett, la fille de son patron d’Atlanta (admirez l’astuce), venue effectuer un tour d'Europe, dans le temps même où il négocie avec les Russes la vente de son produit. La demoiselle, fort explosive, se laisse séduire par un communiste allemand de Berlin-Est qui crache sur Wall Street et Fort Knox. Lorsqu'elle reparaît, mariée à ce "farouche révolté", le directeur, qui se moque éperdument des données morales ou affectives du problème, s'arrange pour que le jeune homme soit traité en espion américain par les Allemands de l'autre zone. Mais elle est tombée enceinte et il ne s'agit plus d'annuler le mariage. Le directeur récupérera l’époux ébouriffé en lâchant aux mains des Russes une secrétaire aussi sexy que coopérative (Liselotte Pulver métamorphosée en Marilyn Monroe teutonne, qui effectuera la danse du sabre pieds nus, déhanchée, deux torches en mains, sur la table d’une boîte de nuit sinistre de Berlin-Est), voire pour plus de sûreté un travesti qui la remplace. On transformera le marié en capitaliste, fils adoptif d'un ancien hobereau tudesque, le tout juste à temps pour l'arrivée du super-boss. Le directeur sera récompensé comme il le mérite, le gendre aussi. Coca-Cola accomplira la domination de l’Europe et la conquête de la Russie dont ont rêvé tous les dictateurs. Et les Allemands de l'Est, méfiants, achèveront la menace implicite de la première phrase du film ("Ils ont fermé la frontière pendant que toute l'Amérique regardait un match de base-ball, ce qui prouve que nous avons affaire à des gens rusés")... en construisant le mur de Berlin. Malheureusement pour la destinée du film, ce dernier détail est historiquement vrai. La production dut se replier sur Munich, et le décorateur Alexandre Trauner recréer la porte de Brandebourg dans les studios de la Bavaria. "C’était comme de faire un film à Pompéi au moment où la lave va l’engloutir", dira le cinéaste de ce timing malencontreux. Aussi le tournage d'Un, Deux, Trois, triomphe de la logique du monde depuis Yalta, s'acheva-t-il de manière à en compromettre la carrière. Pour un peu, on aurait rendu Billy Wilder responsable du sombre épisode. Sa verve n’en est pourtant pas émoussée (il pourfend avec la même alacrité l’hypocrisie allemande, la stupidité soviétique et l’arrogance américaine), pas davantage que sa lucidité : ce qu’il observe à Splitsville, c’est une nouvelle bifurcation de l’histoire, en l’occurrence la déliquescence des idéologies et la mainmise des corporations multinationales. Il est à noter que cet hilarant jeu de massacre, sans doute l’exercice satirique le plus réussi des rapports Est-Ouest avec Docteur Folamour, n'a guère donné lieu à une nuée d'éloges à sa sortie : la critique (surtout de gauche) l’a éreinté, le méconnaissant totalement, le lisant au degré zéro de la propagande antisoviétique. Mais chacun sait qu’au cinéma, la vérité se découvre parfois sur le tard.


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On imagine difficilement dans quelles cascades désopilantes de situations loufoques, de dialogues délirants, de gags et de quiproquos invraisemblables le personnage principal entraîne le récit pour parvenir à la transformation finale. Transformation qui condamne bien plus le système américain tout entier et son consumérisme sordide, déguisé et victorieux, que le "matérialisme historique" d’en face. Wilder n’oublie pas en effet de rappeler que le capitalisme s’autodévore par la concurrence (le distributeur automatique donnant du Pepsi au lieu de donner du Coca). Il y a dans la surabondance des idées, des références ironiques, des reprises comiques, des pastiches (la poursuite en voiture), une sorte de mitraillage du public qui ne peut que faire rendre les armes au plus rebelle des pince-sans-rire. Si le risque de la vulgarité est constamment assumé par l’auteur, la plénitude et la maîtrise de son art en viennent sans cesse à bout. Cet art, comme celui de Mankiewicz, s'appuie fondamentalement sur la parole. Mais là où, chez le réalisateur d’Eve et du Limier, elle "déploie" l’espace, le cinéma de Wilder reste soumis aux heurts, aux rebondissements et aux ellipses du scénario. L'arme du businessman, le téléphone (arme ambiguë puisqu'à la fois elle menace sans arrêt et donne, le cas échéant, le moyen de gagner du temps face à une situation incontrôlable), tient pleinement ici son rôle parolier. Le cinéaste se garde néanmoins d'une mise en scène trop platement théâtrale, et tous les lieux de l'action sont calculés en fonction de l'effet général. Qu'on songe à la présentation large, voire emphatique, du cabaret dans la résidence des Russes, ou au resserrement inverse du bureau policier des Allemands de l'Est. Sans que le décor impose sa présence obsédante comme dans La Garçonnière, Wilder réussit à relier la topographie du siège de Coca-Cola aux événements qui s'y déroulent, d'une façon à la fois classique et percutante. L'effet humoristique du garde-à-vous des employés, par exemple, est redoublé d'être photographié toujours sous le même angle, à travers les incidents les plus saugrenus.


Cet immeuble est en fait le royaume d'un homme, MacNamara (nom du secrétaire d'État de Kennedy à l'époque, détail évidemment opportun), sudiste quelque peu libéral flanqué d'une épouse qui n'aspire qu'à rentrer au pays avec ses rejetons, alors que lui voit, dans la réussite de la visite patronale, l'occasion d'atteindre enfin Londres, capitale européenne de sa firme. La promotion est si alléchante qu'il exhibe déjà un parapluie typiquement britannique. Un, Deux, Trois devrait presque se regarder comme un one-man-show de James Cagney. L'ex-danseur a le sens du rythme, on le savait depuis longtemps, mais celui qu'il impose au film, de bout en bout, est absolument prodigieux. On raconte qu’il s’exerçait aux claquettes avant les prises de vue pour pouvoir répondre aux exigences de Wilder. Les quelques scènes où il n'apparaît pas sont magnétiquement (et effectivement dans l'intrigue) commandées par lui jusque dans le moindre détail. Ce tempo allegro, bien que d'essence verbale, est ponctué de quelques gags visuels énormes : l'échange d'un monocle au cours d'une embrassade (repris de Certains l'aiment chaud), le portrait de Staline caché sous celui de Krouchtchev, la transformation d'un coucou de la Forêt-Noire en provocation yankee... Le cinéaste n’oublie pas de référer l’acteur à son rôle traditionnel : un pamplemousse menace ici, non pas une blonde comme dans L’Ennemi Public, mais le jeune hurluberlu qui ne sait même pas se tenir à table. Pareil clin d’œil n’est pas inédit chez lui (Dean Martin assumant son propre personnage au début d’Embrasse-moi, Idiot, la réplique qui parie ironiquement sur la présence derrière la porte de Marilyn Monroe dans Sept Ans de Réflexion), et si l'on y regarde de près, on s'aperçoit que cet arriviste velléitaire, sous ses dehors dictatoriaux, pragmatique mais réellement furieux de devoir employer un ancien S.S., tour à tour jobard et sceptique quant aux thèmes de propagande qu'échangent les deux camps, est la figure la plus sympathique du film. Tous ses partenaires, de sa sentencieuse épouse jusqu'à la ravissante idiote incarnée par Pamela Tiffin, sont quasiment des fantoches. Chez lui, l'habit ne fait pas tout à fait le moine ; chez les autres, un passage au vestiaire suffit à métamorphoser l'individu. Au verbe molto furioso de l’ugly American, les Allemands de l’Est ne peuvent opposer que leur pauvre langue de bois. On peut de surcroît les soudoyer aussi aisément que les commissaires de Ninotchka. Ceux de l’Ouest, eux, ne demandent qu’à claquer des talons comme au bon vieux temps.


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C’est qu’il n’est pas pour Wilder de solution moyenne. La force du cliché est telle qu’il vaut mieux l’utiliser comme un boomerang, démontrer sa fausseté essentielle en multipliant ses conventions. Partant de cette idée que pour ses contemporains l’image est encore plus réelle que l’original, le cinéaste part de l’image pour retrouver l’original. La dévastation intellectuelle du propos opère ainsi dans tous les sens et sous les manifestations les plus variées. Il suffit de rappeler que Wilder place des allusions plus que directes à la ségrégation raciale dans le sud des États-Unis, à la crise de Cuba, au schisme sino-soviétique, aux troubles nerveux (réels ou figurés) dans l'armée américaine, à la torture (chez les Allemands de l'Est, elle consiste à faire inlassablement écouter aux suspects de vieux disques éraillés parmi lesquels le spectateur français reconnaît Elle avait un petit bikini...) et in extremis aux détournements d'avions. Le communisme et le capitalisme sont également, on serait tenté de dire équitablement, caricaturés, bien que ce soit de ce dernier que Wilder introduise, en connaissance de cause, le résumé le plus juste : "Dans notre système, tout le monde doit quelque chose à quelqu'un." Par-dessus tout, et l'on comprend que le film ait été d'abord détesté par les Allemands, Wilder s'en prend aux anciens nazis, reconvertis dans l’adoration du dieu dollar. Un chantage est éventé du seul fait que le journaliste qui allait s'y livrer échange le salut hitlérien avec le factotum de MacNamara, mémorable personnage, indispensable et grotesque, dont le héros exploite sans vergogne la tendance à l'obéissance passive. Mais l'aisance avec laquelle le jeune bolchévique se retrouvera déguisé en pseudo gentilhomme américanisé laisse aussi à penser. Triomphe du retournement de veste, de la cupidité et du pouvoir de l’argent, que l’auteur paraît néanmoins considérer comme un moindre mal. N’est-il pas préférable à la terreur et au totalitarisme ? Il y a dans cette conclusion sans surprise autant de pessimisme véritable que de complaisance. Si à la fin de La Garçonnière Jack Lemmon résistait à la corruption, tout le monde ici y succombe avec allégresse. Le réalisateur confie d’ailleurs à un Russe plus roublard ou plus candide (les deux ne s'excluant pas) que ses confrères, le soin d'émettre sa propre philosophie. Lorsqu’on lui demande si tout le monde est corrompu, le pseudo-délégué du peuple passé à l'Ouest (en fonction d'en vieux proverbe de son pays, affirme-t-il) réplique magistralement : "Je ne connais pas tout le monde." Aussi tout le monde se vengea-t-il : rarement une comédie fut aussi maudite. Par quoi l'individualiste et narquois Wilder, peu soucieux des grandes querelles théoriques sur la moralité des hommes et des régimes, rejoint une universalité d'un autre ordre : son fou rire est une ruse de la raison.


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Thaddeus
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le 9 nov. 2014

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