Je me souviens que j'avais 12 ans. Je me souviens que je voulais faire comme mes frères ainés à veiller devant la télé. Je me souviens avoir été impressionné par la voix de Patrick Brion qui présentait le film. Je me souviens qu'il y avait une belle femme blonde avec une classe folle qui voulait retrouver son passé. Je me souviens de ses tenues haute couture adaptées à chaque situation. Je me souviens de Raimu, Fernandel, Blanchar, Willm et Rosay. Je me souviens d'une scène de bal digne d'une production Ziegfield. Je me souviens avoir pleuré. Je me souviens avoir ri. Je me souviens avoir rêvé pedant plus de deux heures.


A quelques minutes d'appuyer sur "play" je me suis souvenu du plaisir d'un film. En le revoyant j'ajouterai, entre autre, le souvenir d'une oeuvre majeure du cinéma français, certainement l'une des plus modestes en apparence mais essentielle dans ce qu'elle reflète.


Christine Surgère veuve depuis peu tient à se débarrasser des effets et souvenirs de son époux. Un peu revêche, sure d'elle même et mondaine, elle affiche le comportement d'une maitresse femme et ne semble guère affectée. En classant quelques papiers, un petit livret tombe sur le sol. Il s'agit là du carnet de son premier bal. Elle avait à l'époque 16 ans et se prénommait encore Christine de Guérande.


Un de ses amis se gausse un peu de cette pratique désuète mais Christine est troublée. Elle garde de cette première soirée dans le monde une image féérique. Elle se souvient d'une salle immense avec des grandes baies donnant sur les jardins, des lustres en cristal, des flambeaux. Elle se souvient de ces jeunes filles aussi vaporeuses que la mousseline de leurs robes et de ces jeunes hommes aussi empressés qu'élégants. Elle se souvient de tous ses prétendants d'un soir lui promettant l'amour pour toute la vie... Elle se souvient très bien.


Après une nuit troublée, Christine décide de partir sur leurs traces. Vingt ans se sont écoulés et elle aimerait savoir ce qu'ils sont devenus mais également de s'assurer que cette promesse d'amour toujours était sincère. Et même si "la vie a chargé ses bagages" peut-être que "le passé tiendra plus de promesse que l'avenir"


Julien Duvivier associé à Henri Jeanson (ils travaillaient déjà tous deux et simultanément sur "Pépé le Moko") élaborent ici un scénario à plusieurs degrés de lecture. On peut y voir, comme dans le souvenir d'un enfant de 12 ans, un film à sketches particulièrement plaisant mêlant comédie et drame.


Un esprit plus avisé évoquera un polyptique sur la société d'alors. Chaque séquence apposée bout à bout n'en forme plus qu'une ce qui permet d'offrir une vue exhaustive globale des comportements de cette France d'avant guerre. Chaque décor retenu (très marqués selon les régions), plans (ou montage souvent en balayage), éclairages (à titre d'exemple l'ombre de la grue dans la scène avec Pierre Blanchard), situations (classes sociales) ou accessoires confirme ce choix scénaristique. Un peu comme dans les tableaux de certains maitres flamands (Bruegel entre autre) où se côtoient sur une toile des perspectives différentes mais bien visibles, l'abondance, le cocasse, la misère, la condition humaine, des univers antonymes, des chimères... 1937, le contexte en France est assez lourd. La menace de guerre pèse un peu partout en Europe, l'inflation atteint un niveau record, le franc est constamment dévalué et l'extrême droite ressurgit. Le pays tout en continuant à se moderniser se partage entre peur et insouciance, sentiments fortement ressentis dans le film.


Un troisième niveau de lecture, sans doute plus personnel à Duvivier, est un hommage déguisé au cinéma, les séquences étant fondamentalement différentes de l'autre à l'autre (il y a eu un scénariste pour chacune d'elle) apparaît comme le reflet d'un genre cinématographique d'alors. Les pagnolades avec Raimu, le drame social avec Blanchard, la comédie mondaine avec Willm, la comédie légère avec Fernandel, les films sur l'enfance avec Baur, de gangsters avec Jouvet ou la romance sentimentaliste avec Rosay. A chaque fois Duvivier s'amuse et nous renvoie à autant de films que sont "Marius", "Zéro de conduite", "Le roman d'un tricheur", "Le Schpountz", "La porteuse de pain"... et tant d'autres bien sur. Il n'oublie pas non plus de mettre en valeur les plus grands talents d'acteurs de l'époque, le casting est vraiment impressionnant.


La vision élargie du film évoquée, il faut revenir (brièvement) sur quasiment chacune des séquences prétendants. Elles ont toute un intérêt propre, le verbe haut (Jeanson était un maître !) le tout étant parfaitement équilibré.



Les enfants se transforment tout d'un coup. On les voit un soir dans leur lit "bonsoir bonhomme" et le lendemain matin on a envie de leur dire "bonjour monsieur"



La première rencontre que fera Christine sera la mère de George. Madame Audié incarnée par un Françoise Rosay méconnaissable et grandiose est brisée par la mort de son fils. L'esprit égaré elle l'imagine encore vivant la plupart du temps. Christine ne tardera pas à comprendre que son suicide n'est pas étranger au fait qu'elle se soit fiancée avec un autre. La scène est d'une intensité dramatique ç couper le souffle entre ces deux femmes au fort caractères mais totalement démunies face à cette mort.



Ah là là... on resterait pur si l'on se souvenait davantage de sa jeunesse. A force de vivre on perd sa propre trace et on prend de drôles de chemins



Seconde rencontre. Pierre, ancien avocat, qui lui aussi a mal vécu le fait d'être éconduit et est devenu malfrat et patron d'un bar louche se faisant appeler Jo. Jouvet... ah Jouvet ! En un instant il passe du gangster gouailleur au gentleman classieux dès qu'il comprend que cette femme magnifique qui se présente à lui n'est autre que Christine. Ambiance caboulot assurée, on se croirait au Cotton Club !



Dieu m'a donné une bonne mémoire, mais il m'a conseillé de retenir ceci... oublier cela"



Troisième rencontre. Alain ex grand musicien devenu Père Dominique. Pourtant beaucoup plus âgé à l'époque de ce bal, Christine ne l'avait pour autant pas moins envoûtée. Malheureusement elle l'avait passablement ignoré. Ce dédain auquel s'ajouta un drame familial fait qu'il entre dans les ordres. Il dirige la chorale d'enfants dans un monastère, ce qui lui assure la sérénité. Un Harry Baur tout en rondeur et sagesse, poignant dans son déni, et évoluant dans un décor fantasque empreint de religiosité.



Je me moque totalement du passé !



Quatrième rencontre Eric. Décor somptueux de montagne où il s'est retiré "incapable d'aimer quelqu'un" Arrogance du Pierre-Richard Willm qui feint de considérer ce "retour" de Christine comme positif. Un certain snobisme (décor, attitudes...) plane sur la scène, deux mondains s'affrontent !



Je te préviens c'est la dernière fois que je t'épouse !



Cinquième rencontre François, Maire de son village qui avait pour ambition d'être président de la République et est devenu président du club de boules local. Christine arrive le jour de son mariage avec... sa bonne. Tous deux sont heureux de se retrouver elle finira par apprendre qu'à l'époque "il s'était jeté à l'eau pour elle" Sans doute la scène la plus faussement légère, qui est même d'une cruauté terrible. Raimu en fait des tonnes et on aime ça.



20 ans de malheur et de lâcheté



Sixième rencontre. Eric, médecin alcoolique, faiseur d'Ange à l'occasion n'a pas su contrôler sa vie au point d'en avoir oublié Christine. Ambiance film noir allemand des années 30, cette séquence est techniquement la plus aboutie et dégage même une atmosphère toute expressionniste (un expressionisme latent par ailleurs sur les reste du film). Blanchard y est terrorisant en homme broyé par la société !



Je me souviens, je vous avais dis je vous aimerai toute la vie, à 20 ans on est un peu bête



7ème rencontre Fabien. Devenu coiffeur pour dame dans la ville où habitait Christine l'année du bal. S'il est content de la retrouver, il n'exprime du passé aucun regret, trop heureux dans sa vie de famille avec son épouse et ses cinq enfants. Un rôle qui va comme un gant à un Fernandel très en forme et pas encore engoncé dans son "personnage". Fabien propose à Christine d'assister à un bal dans la même salle que jadis, elle accepte avec joie. Grande sera la désillusion ! Cette salle des fêtes n'a rien de somptueux, elle est des plus communes. Pas de robes de soirées, pas de lustres, pas de décorum. Catherine rentrera en Italie dépitée, plus sombre encore qu'à son départ.


Il lui reste pourtant un homme à voir dont l'adresse était jusque là inconnue. Gérard. Fait de hasard, il habite de l'autre côté du Lac de Garde à quelques kilomètres de chez elle. Lorsqu'elle se décide à le retrouver il est trop tard, il vient de décéder laissant un fils Jacques orphelin et sans famille. Christine impressionnée par la ressemblance entre le père et le fils décide de prendre le jeune garçon sous son aile. Le film s'achevant sur le préparatifs du premier bal de Jacques auxquels Christine apporte le plus grand soin .



Pour vivre il faut savoir... et je n'ai jamais appris !



Le personnage pivot de Christine, incarné avec raffinement et conviction par Marie Bell, est un questionnement à part entière sur la rôle de la femme à l'époque. Cette toute jeune fille de bonne famille, mariée si jeune à un homme pour le moins neurasthénique (à ce que l'on en dit dans le film), n'arrive pas, malgré son rang social à imaginer un avenir. Son caractère rebelle la condamne t-elle à finir sa vie seule ? Doit-elle porter ad vitam aeternam le poids des destinées tragiques des amants de jadis ? Duvivier et Jeanson se feraient -ils les chantres d'un féminisme par anticipation, dressant un portrait de la Femme assez cruel finalement, mais digne ? Elle n'est pas la seule d'ailleurs à être croquée, les autres rôles féminins sont tout aussi représentatifs à dénoncer la condition féminine d'alors.


Mais "Un carnet de bal" est avant tout une oeuvre marquée par son temps qui rappelle bien qu'en tirant leçon des erreurs du passé, l'avenir est toujours ce que l'on en fait. Il est donc inutile de trouver des moyens détournés et aller toujours de l'avant. De cela aussi il faut se souvenir !


La valse grise de Maurice Jaubert thème principal du film
Vision du bal par Catherine
Générique du début

Fritz_Langueur
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le 4 janv. 2018

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Fritz Langueur

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