Sept ans après son chef-d’œuvre absolu, Mad Max : Fury Road (2015), George Miller était de retour à Cannes en mai dernier, de nouveau Hors compétition. De quoi susciter une attente démesurée, particulièrement chez nous, bien que ce nouveau projet puisse paraître de loin plus mineur et curieux. C’est mal connaître l’esprit proliférant et l’inaltérable candeur de ce maître conteur qui nous livre là une nouvelle pièce majeure et, sans conteste, le plus beau film du festival, Trois mille ans à t’attendre.


Trois mille ans à t’attendre s’entame sur l’énoncé d’un paradoxe. Alithea, en voix off au-dessus d’un plan du ciel (l’une des images les plus fréquentes du cinéma de George Miller, nous y reviendrons) se présente à nous et affirme que son histoire est « vraie ». Or, cette dernière assume de nous la raconter sous la forme d’un conte de fées. Elle prétend que nous serions mieux à même de la croire sous cette forme. On pourrait y voir une pirouette un brin suffisante : bêbêtes spectateurs, pour apprécier une histoire véridique il vous faut de la fiction, du spectacle, entre autres fioritures.. Non, impossible de soupçonner Miller d’un tel cynisme. Toute son œuvre témoigne au contraire d’une candeur, d’une foi dans la fiction et le pouvoir des histoires, des mythes. Pourtant il y a bien une tension à observer dans tous ses ouvrages entre un appel de l’imaginaire, voire de la transcendance – d’où ces regards entêtants vers le ciel – et un matérialisme revendiqué, hérité sans doute de son passé de médecin. Jusqu’ici, c’était sans doute dans Lorenzo (1992) que cette tension se faisait le plus sentir. Ce mélodrame médical refusait de céder à la logique du miracle, plus prompte à nourrir des téléfilms avec Robin Williams que des odyssées comme il les affectionne. Cependant, Miller plonge à corps perdu dans les croyances des personnages et dans la figuration de ce qui les/nous dépasse. La lutte des parents pour trouver un remède au mal incurable du jeune Lorenzo y était filmée comme une aventure mythologique, une odyssée volontiers exaltée. Il détaille les règles respectables de notre monde – celles de la science médicale dans Lorenzo, celles de l’étude universitaire dans Trois mille ans – tout en montrant leur caractère à la fois dérisoire et indispensable à l’équilibre de l’ensemble infini, et largement peu connu, qui les contient. Au fond, les personnages de son cinéma sont un peu toujours comme les krills – incarnées par Matt Damon et Brad Pitt – d’Happy Feet 2 (2011), qui dans une scène décisive s’échappent de leur banc. Alors qu’ils ne vivaient que dans l’espace orange que constituaient leurs confrères, ils découvrent soudain tout un autre univers qui leur était inconnu, bien plus ample que leur essaim. Une étendue bleue, où leur ancienne habitation n’apparaît plus que comme une petite nuée naviguant au loin dans cette galaxie dévoilée. Dans un brusque et saisissant changement d’échelle, Miller nous partage la vision des deux animaux soudain projetés dans un sentiment inconnu, provoquant une sorte d’angoisse  existentielle chez le spectateur lui-même : qui sommes-nous dans cet univers ? Ne sommes-nous pas aveugles dans notre vie de tous les jours, à des forces invisibles qui nous entourent et nous animent ? George Miller, en adepte de Joseph Campbell, a toujours raconté l’histoire de héros dont le parcours marque un arrachement à une condition initiale incomplète qui, par le prix d’une aventure plus ou moins violente, se trouvera changée. Cette nouvelle condition passe toujours, finalement, par des retrouvailles avec cet environnement originel, une acceptation de sa modeste mais nécessaire place dans le cosmos. Il est là dans la continuité de mythologies ancestrales, mais ce n’est pas dans son art du récit qu’il se singularise le plus. C’est plutôt dans le courage et l’inspiration de sa mise en scène qu’il essaye et parvient souvent à faire éprouver ce vertige au spectateur, forcément très actif, de son œuvre. Vertige qu’il veut nous faire traverser non pas par un cheminement cérébral, érudit, plutôt par les moyens de sa mise en scène, nourrie du langage cinématographique le plus classique mais aussi d’utopies numériques. Dans son nouvel opus Trois mille ans à t’attendre, George Miller travaille de nouveau au corps cette tension de son cinéma, pour en offrir une variation aussi dense que resserrée, récapitulative qu’intime. 


Alithea est une narratologue. Elle s’interroge sur les histoires à travers l’Histoire. Comme elle l’explicite lors d’une conférence à Istanbul, son métier consiste à interroger leur nécessité. En l’occurrence, pour elle, leur rôle ne serait plus que celui de métaphores patronnant l’existence. Les histoires ne seraient plus qu’un vernis théorique que la science est venue supplanter : elles n’ont plus de corps. Mais c’est justement au cours de ce voyage à Istanbul que cette dernière reçoit des visions étranges. Des corps bizarres tout droit sortis des Mille et une nuits viennent d’abord l’avertir dans des apparitions quasi horrifiques. Surtout, dans sa chambre d’hôtel, d’une petite bouteille achetée sur un marché et nettoyée à l’aide d’une brosse à dents électrique, elle libère un djinn qui y était enfermé. Ce dernier lui réclame les trois voeux canoniques, cependant Alithea est trop savante pour ne pas savoir que de telles promesses sont nécessairement piégées. S’ensuit une longue discussion, où le Djinn raconte ses trois enfermements à plusieurs milliers d’années d’écart et à l’occasion de ce récit, les deux êtres se rapprochent petit à petit. La narratologue est donc mise à l’épreuve, forcée soudain de regarder son objet d’études d’un œil neuf, d’une autre perspective : il ne s’agit plus pour elle d’intellectualiser cet univers mais de le traverser émotionnellement, d’en discerner le corps, la matière. Étonnement, elle ne doutera pas longtemps de cette présence face à elle. Si elle voit les premières apparitions comme des émanations de son esprit, il lui suffit d’enfiler ses lunettes pour admettre qu’elle a bien devant elle un djinn géant corseté dans la salle de bain de sa chambre d’hôtel. Il est visible, présent. Elle peut très vite l’appréhender superficiellement – par l’entremise notamment d’un très amusant dialogue “dans le grec d’Homère” – or il s’agira d’aller plus loin que cette apparence.


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le 18 août 2022

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