Sans doute y aura-t-il très peu de lecteurs de ces prochains mots... et, à vrai dire, leur nombre n'est pas essentiel tant que le peu appréciera ce qui suit. L'important, c'est que j'écrive sur ce film-ci plutôt qu'un autre. Et puis, j'aurai dire pourquoi celui-ci, pourquoi j'écris, pourquoi je distingue ce film parmi les milliards de kilomètres de pellicule, ce ne sera jamais assez pour signifier à quel point je recommande ce film. Je le recommande - non pas parce qu'il est bon ou exceptionnel - je le recommande parce qu'il est rare et complet sur son sujet. Je dirais même qu'il est assez rare de voir un film sur le travail qui aborde avec simplicité à peu près tous les enjeux qui animent le monde du travail.

"Toute la vie devant soi" est un des rares objets culturels qui abordent le milieu du travail, un sujet qui est pourtant sensé nous occuper la moitié de notre temps d'éveil. Enfin... Pour ceux que cela est permis. Il s'agit d'autant plus du travail tertiaire, au travers des plateformes de téléprospection. Ils sont rares les films qui s'intéressent au travail dans les bureaux. Alors rien que pour tout ça, j'espère bien avoir contribué à partir à sa recherche et donc à l'intérêt que vous lui porterez.

Selon le résumé, très explicite d'Arte :

"Marta, qui vient de soutenir brillamment une thèse de philosophie sur Heidegger et Hannah Arendt, a toutes les peines du monde à trouver un emploi. La jeune femme doit finalement se contenter d’un poste dans une entreprise de marketing téléphonique, où elle est chargée de vendre des filtres à eau à des ménagères crédules. Très vite, elle y excelle. Grâce à une technique de vente de son invention, Marta se voit promue employée du mois, et se surprend soudain à apprécier son travail – jusqu’aux conversations de ses collègues sur les stars de la téléréalité. Pourtant, l’entreprise, qui se veut une "grande famille", tient du cauchemar capitaliste, avec ses méthodes de management grotesques à la gloire de l’individu, de la joie de vivre et de la performance, et son patron tyrannique broyant les employés les moins productifs..."

Aussitôt, il me vient à l'esprit plusieurs éléments : l'intellectuelle prolétarienne, la question du mérite individuel dans une société capitaliste, le syndicaliste, la parvenue, l'omniprésence de la téléréalité, la famille.

Si tous ces bribes de mots mis bout à bout paraissent obscurs pour l'instant, c'est sans doute parce que je n'en ai pas encore parlé mais tel est à peu près le schéma de "Toute la vie devant soi". Et puis que signifie cette locution : avoir "Toute la vie devant soi" ?

Derrière un titre aux relents un peu mélodramatique et godillot pour dimanche après-midi, "Toute la vie devant soi" est surtout le point de départ de la trajectoire de Marta. Dans son chômage, elle ne baisse pas les bras. Elle a toute la vie devant elle pour arriver à trouver sa place. Et c'est par un concours de circonstances (une relation personnelle) qu'un emploi de téléprospectrice lui est proposé. Effectivement, la majeure partie des emplois sont créés en dehors des agences d'Etat pour l'emploi et c'est déjà l'une des premières marques remarquables de ce film : le constat de la privation d'emploi massive et les filières publicitaires, de services commerciaux privilégiées.

Chaque scène devient un symptôme qui s'ajoute à un ensemble précédent. L'agrégation de ces symptômes pourrait décrire sans fard et sans caricature le monde désabusé qui se reflète dans la perte progressive du sourire de Marta. Cherchant sa place en société, elle est tombée dans une entreprise pavée de bonnes intentions. Pour la première fois de sa vie, elle n'est pas seule, elle n'est pas l'étudiante philosophe brillante, elle enrichit ce monde et elle est enrichie en retour. C'était l'oeuvre d'une belle intégration, entreprise qui se sert de cette solidarité et de la course à la prime pour imposer entre les travailleurs et les services une compétition qui va crescendo.

Qu'est-ce que le mérite s'il s'agit de faire le meilleur chiffre ? Cette compétition ne déshumanise-t-elle pas le mérite ? Combien de travailleurs se disent aujourd'hui incapables de faire un travail correct sans que l'urgence créée de toutes pièces ne vienne les empêcher ? Combien de dépression ? De familles brisées ? Quel accomplissement individuel ce capitalisme peut-il envisager en mettant tous ses salariés sur un même pied d'égalité ? Que se cache-t-il derrière le système de prime et la rogne sur le salaire fixe ?

L'individu et la manière dont il s'accomplit au sein d'une entreprise est intimement lié à la logique du profit maximal.

Je n'ai donc pas la prétention d'annoncer comment et quels seraient les intérêts ouvriers vis à vis des remises de médailles et de la course à la prime. Tout ce que je sais, c'est que le capitalisme en fait un moteur d'inégalités économiques au sein des grandes familles que sont les entreprises.

Un profit pour quoi ? Pour un magnifique robot Kifétou entre une promesse de visite à domicile et un achat à crédit proche de l'escroquerie ? Ils sont les seuls prospecteurs sur le marché à proposer avec autant de dynamisme ce robots, alors pourquoi déposséder les travailleurs de leurs capacités à se réaliser ? Pourquoi les déposséder de leur vie privée avec des textos et l'instauration d'une convivialité artificielle ?

C'est ainsi qu'entre en scène l'intérêt du film pour la téléréalité, au coeur des discussions des petits comme des grands - la téléréalité étant le divertissement reposant sur aucun mérite sinon d'acquérir de la notoriété pour une minorité au détriment du plus grand nombre.

C'est donc avant tout la prise de conscience d'une jeune fille brillante qui va amorcer le reste des thèmes.

Entre donc en jeu le syndicaliste : le personnage de Giorgio est très intéressant car il est la représentation du syndicat aujourd'hui. Autrement dit, il est à la fois le produit d'un salariat résigné par les multiples crises capitalistes, un salariat qui ne croit plus en sa force collective, et à la fois le résultat des trahisons ouvrières négociées avec le patronat. Son combat est juste et sincère mais ils sont perçus comme un frein à la carrière de chacun en temps de crise capitaliste, un combat de convictions incapable de fédérer les forces productives. Dans le film, il est perçu comme un parasite et si j'ai un reproche à faire au film, c'est qu'en dépit de la perspective syndicaliste, il n'est fait aucune allusion à la possibilité d'une lutte collective sinon par le prisme médiatique.

Entre en jeu la parvenue : Daniela est une travailleuse qui a réussi à instaurer cette ambiance au travail mais aussi une somme de techniques de communication et de gestion de langages, afin d'optimiser les conclusions téléphoniques. Grâce à ses coucheries avec son patron, un quadragénaire infidèle, menteur et qui ne s'occupe que de sa propre personne, Daniela est devenue une chef d'équipe au mode de vie petit-bourgeois, consumériste et... très solitaire. Mais elle n'a pas de prise de conscience de l'impact de ses méthodes et aucune capacité à l'évaluation de sa propre existence. Elle voudrait avoir une famille mais clairement abusée, elle est à la limite de la folie. Si j'ai un reproche à faire là aussi, c'est que Daniela est un personnage sans nuance, qui n'a aucun feedback car elle est aveuglée par son orgueil et son illusion d'autorité.

famille

Enfin entre en ligne de compte la famille : Marta, personnage naïf et innocent, est une travailleuse qui subit. Mais qui subit du début jusqu'à la fin. Sa trajectoire part de sa mère, en chimiothérapie, à une petite vieille dont elle a eu le contact par le biais de son travail. Cette petite vieille, sortie du hasard, est le retour à la justice pour soi-même et aux choses simples. Si j'ai un reproche à faire à une telle conclusion, c'est qu'il s'agit d'une fin qui n'arrange rien pour Marta, une fin résignée et passive, doucereusement bucolique, sans autonomie et en décalage avec la réalité du monde du travail. La famille italienne apparaît à nouveau comme une institution parrallèle qui a la capacité de sortir du mensonge et de la rapacité. Cette famille a toutefois l'avantage de présenter une issue qui me paraît importante : revenir aux choses essentielles, c'est revenir à la qualité de nos relations humaines, à la qualité de ce qui est consommer, au toit, à l'éducation. Donc ce n'est pas totalement vide ou inutile comme épilogue. Le petit clin d'oeil final est d'avoir donné le dernier mot à un enfant qui annonce ce qu'elle veut faire plus tard. Avec certitude, elle déclare : "Je veux être philosophe".

Ce film, librement inspiré du livre intitulé "Le monde doit savoir" par Michela Murgia, a reçu deux Golden Globes et de nombreuses distinctions italiennes. Malgré la somme des reproches et un happy end qui met bien des éléments du film sous le tapis de la dialectique, "Toute la vie devant soi" vaudra toujours mieux qu'un Marius et Jeannette ou Les Neiges du Kilimandjaro.Il est pour moi à rapprocher d'un film comme "La classe ouvrière va au paradis", italien lui aussi. Paolo Virzi sort un film en 2014, intitulé "il capitale umano"... Cela promet !

Pour conclure, ce film m'a rappelé une chanson d'Alain Bashung. J'aurais pu choisir Ma petite entreprise mais cette chanson correspond davantage aux petits propriétaires. Je me suis donc naturellement tourné vers "Comme un légo" :

"Quelqu'un a inventé ce jeu

Terrible, cruel, captivant

Les maisons, les lacs, les continents

Comme un légo avec du vent...

La faiblesse des tout-puissants

Comme un légo avec du sang

La force décuplée des perdants

Comme un légo avec des dents

Comme un légo avec des mains

Comme un légo..."

Andy-Capet
7
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le 3 janv. 2014

Modifiée

le 1 févr. 2014

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