Ridley Scott serait-il l’un des plus grands filmeurs de femmes du cinéma contemporain ? La question peut sembler incongrue, voire franchement hasardeuse, mais il convient de rappeler que notre homme fut celui qui immortalisa Sigourney Weaver en amazone du futur, figure à jamais totémique du cinéma de SF, celui qui fit de Sean Young (et Daryl Hannah, et Joanna Cassidy) des nouvelles idoles techno-humaines, les anges exterminateurs peuplant la brume électrique de Blade Runner, ou bien encore celui qui, même dans un polar relativement mineur comme Traquée, renversa les habituels stéréotypes genrés pour faire de l’épouse du flic l’élément fort, actif et dominant de leur couple. À l’aune de ces considérations, rien de surprenant à ce qu’on le retrouve derrière Thelma et Louise, qui offre non seulement deux magnifiques portraits de femmes, mais qui est aussi devenu au fil des ans un titre-étendard du cinéma d’affirmation et de revendication féministe. A priori pourtant, on ne s'attend pas à croiser le réalisateur anglais, habituellement peu enclin aux peintures domestiques, dans la cuisine. Encore moins en compagnie de Thelma, jeune Américaine normalement moyenne, mariée à un vendeur de moquette et affairée à sa vie de femme au foyer. Pas évident non plus, à l'autre bout du téléphone, la plongée dans un coffee-shop où travaille comme serveuse Louise, la meilleure amie de Thelma, elle aussi suburbo-réglo. Challenge donc, le cinéaste s'intéresse aux ordinary people et à une non moins ordinary story. Quoi de plus banal : les deux copines se mitonnent un week-end en célibataires à base de bungalow à la montagne et de pêche dans les grands lacs. Ce qu'elles appellent "s'éclater" avec force fou-rire, trois fois trop de bagages, une épuisette bleue, le Polaroïd et un cabriolet Thunderbird vert amande — ainsi que, dans la boîte à gants, comme une blague, un revolver pour parer aux éventuelles mauvaises surprises. Des vraies vacances, puisqu'elles laissent derrière elles leurs conjoints plus moins déficients : le mari crétin de Thelma, un rêve de beauf borné avé la gourmette en or, qui la traite comme une petite fille et que joue Christopher McDonald avec un sens inénarrable de la dérision, et le fiancé distant de Louise, qu’elle ne parvient pas à chasser de sa mémoire malgré la période de crise que traverse leur relation.


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D’un point de vue topographique et esthétique, on pourrait dire que ce film est la réponse de Scott au Paris, Texas de Wim Wenders. Les cordes d’Hans Zimmer ont remplacé celles de Ry Cooder, s’adjoignant un enivrant juke-box qui enchaîne les chansons les plus soigneusement choisies pour nous enchanter l’oreille. Les paysages immenses de l’Arkansas, de l’Oklahoma, du Nouveau-Mexique et de l’Arizona, quant à eux, semblent répondre à ceux qu’arpentait quelques années plus tôt l’errant hagard interprété par Harry Dean Stanton. Dès le départ en escapade des héroïnes, l’œil du cinéaste est accordé aux beautés naturelles d’un espace qu’il saura magnifier comme personne. Peu de réalisateurs peuvent se revendiquer avec une telle légitimité peintres d’un décor. La première étape est un délicieux bar-halte où la convivialité des clients (attifés comme des cow-boys, en bottes et Stetson) est moussée par l’ardeur d’un groupe country qui jette tout le monde sur la piste de danse. Une ambiance à faire tourner la tête ; d’ailleurs Thelma a un petit coup dans le nez, elle se fait allumer par un Roméo local et ça tourne au vinaigre sur le parking. Tentative de viol. Louise veille, met en joue l’impudent dragueur et, à l'instinct, pour trois mots de trop qui résonnent très mal dans sa conscience, lui colle une balle en plein cœur. Très vite, il leur faut prendre une décision. Comme un grain de folie qui germerait soudain en elles, une impulsion les empêche de réagir logiquement et de se rendre à la police. Commence alors une équipée tragi-comique qui va donner enfin un sens à leur vie et leur permettre de foncer à toute allure sur la route chaotique de l'irréparable, avec flicaille aux trousses, bouteille de bourbon à portée de main, et le Mexique (où elles songent à se réfugier) en ligne de mire. C'est reparti donc, mais pour un road movie cette fois fouetté par l’urgence et le risque, un film de fuite en scope qui emprunte les itinéraires bis des grands déserts du Sud américain.


On peut faire confiance à l'homme aux 3.000 pubs qui tient la caméra : entre les néons des night-clubs et les poids lourds chromés, la densité des régions industrielles et l’infini des étendues sauvages, la rectitude des autoroutes et la poussière des stations-services, aucune image étincelante ne manque à son inventaire des mythologies américaines. Cette réclame pour le patrimoine US relève pourtant d’une vraie nécessité. Thelma et Louise ne demandent pas mieux : elles veulent flamber dans un environnement qui frime. L'Amérique est aussi faite pour ça : filer sur les freeways en hurlant à tue-tête les tubes de l'autoradio synchrone avec la brutalité et la splendeur des lieux traversés. Mais c'est une autre réalité qui leur colle au train : d'abord les maris, puis les flics, et enfin carrément le FBI. Comment agir dans cette galère de couleurs laquées ? À chaque problème, elles vont d'abord considérer que "It’s probably not the good idea right now" et néanmoins plonger dans la plus dangereuse des solutions : braquer un drugstore, prendre en stop un jeune voyou trop canaille, faire sauter le gros camion phallique d'un routier misogyne et vulgaire et enfermer dans le coffre de sa voiture de patrouille un policier qu'elles ont d’abord jugé nazi mais qui s’avérera aussi inoffensif qu’un bébé apeuré. Bonnes filles radicales, dès qu'elles font une bêtise, elles s'excusent avec des mines d'effrontées. La comédie fait rage et on en viendrait presque à oublier un suspense qui leur mord les reins, et pour lequel on devine pourtant très vite, même inconsciemment, l’issue : vont-elles s'en sortir vivantes ? Chaque seconde qui passe les enfonce un peu plus dans la merde, leur rappelle au téléphone l’inspecteur qui les poursuit. Elles se défont peu à peu puis luttent, repartent dans cette entreprise insensée qu'elles savent sans échappatoire. Et de fait, il y a une vraie coïncidence entre le chahut de leur destin et le barouf du décorum. Louise et Thelma vont muter. La première, autoritaire et vaillante, cœur chaud et tête froide, se laisse aller à la déprime, consent à faire face à son passé. La seconde, poupée inconséquente, devient risque-tout et se révèle un as du hold-up décontracté, une reine de la cambriole humoristique.


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Point sensible : à sa sortie, des voix se sont élevées contre le traitement prétendument caricatural, voire misandre, des hommes qui peuplent cette histoire. Aux spectateurs défendant une telle lecture, on suggérera de bien reconsidérer la nature des deux protagonistes masculins principaux. Le premier, Hal Slocumb, interprété par Harvey Keitel, est un flic bienveillant et humain qui a tout compris de la panade dans laquelle les cavaleuses se trouvent, de l’enchaînement des événements qui les a fourrées dans leur situation, et qui se démène pour trouver une sortie qui leur soit favorable. Fana du romanesque de jadis, on le voit se délecter avec ses collègues d'un mélo hollywoodien qui passe à la télé et que la télécommande de cet abruti de Darryl vient interrompre en faveur d'un match de base-ball, dans l’une de ces saillies hilarantes dont le film est parsemé. Chaque scène où il apparaît exalte son discernement, son sens de la mesure, sa juste appréciation des choses : ce type-là est fait d’or. Le second, Jimmy, le petit ami de Louise, est incarné avec une rugosité généreuse et rassurante par Michael Madsen. Instinctif, sensible, aux antipodes de l’imbécile que Thelma a épousé, il sait exprimer derrière des manières bourrues le plus grand respect pour l’indépendance et l’épanouissement de celle qu’il aime. Lorsqu’il apporte à Louise la bague de fiançailles qui, il l’espère, lui prouvera définitivement son attachement et son affection, il affirme que la seule chose qui lui importe, c’est qu’elle soit une femme heureuse, et l’on a alors la certitude que rien ne saurait être plus sincère que cet aveu. La séquence a lieu pendant l’escale au motel, à mitan du récit, qui est l’occasion d’un superbe effet de parallélisme. Dans une chambre, Louise et Jimmy se livrent à une dernière explication, et la douceur de leurs échanges acquiert une dimension d’autant plus poignante qu’ils pressentent tous les deux qu’à cet instant ils se font leurs adieux — leur dernière étreinte, au petit matin, mènera cette conviction jusqu’aux larmes. Dans l’autre, Thelma découvre pour la première fois l’impétuosité de son propre désir et l’ivresse d’y succomber avec un amant de passage : l’ultra-sexy JD, pur fantasme féminin sculpté dans le corps parfait d’un Brad Pitt juvénile. L’une abandonne son ancienne vie avec un lancinant regret, l’autre embrasse sa nouvelle dans l’extase.


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Cette course en avant est filmée par Scott avec un bonheur infaillible, estampillé de sa griffe classieuse et sophistiquée. On y reconnaît ses éclairages élaborés, sa façon nerveuse de conduire un récit, sur l’accélération des temps morts. On y admire aussi une remarquable capacité à figer le mouvement de l’action, à le suspendre dans des moments de poésie qui tirent régulièrement le film vers la contemplation ou la mélancolie. C’est le regard croisé entre Louise et une dame âgée qui l’observe à travers une fenêtre ; c’est le troc muet avec un vieillard assis sur le banc d’une bicoque perdue au milieu de nulle part ; c’est encore la voiture sillonnant de nuit les reliefs de l’Arches National Park tandis que coule la Ballad of Lucy Jordan de Marianne Faithfull et que les deux femmes, fatiguées mais épanouies, se relaient au volant avec une symbiose synergique. En toile de fond, deux dérèglements majeurs insinuent leur étrangeté. D'une part le climat, jamais tempéré, qui oscille de soleil de feu en orages violents. D'autre part, véritable furet qui affole le film, une invasion de machines à transport : des autos très mobiles, une pelleteuse, des camions, des trains, une arroseuse, des chevaux, des motos, des avions, des hélicos et même un mountain-bike monté par un rasta Black hallucinogène qui plane sur Johnny Nash. Ce ne sont pas seulement des apparitions express, c'est une symphonie mécanique, un océan de véhicules en réseau, un chant à la locomotion, cette motion même dont on fait les pictures. Thelma et Louise frôlent sans cesse le carambolage, slaloment au milieu des semi-remorques, ratent de peu un motard, font marche arrière à fond la caisse mais c'est finalement elles qui orchestrent la circulation et donnent ainsi son sens unique au film : "Vas-y, fonce !" sera l’ultime réplique des Sœurs Suicide. Conclusion sublime, scellée par leur photo qui s’envole dans un coup de vent tandis que la musique célèbre leur geste d’affranchissement et son indomptable panache.


Entre Thelma et Louise, l'amitié pulse, toujours plus vite, chaque fois plus fort, jusqu'à s'envoyer en l'air dans un patin de la dernière chance. Ni martyres d’une cause quelconque ni porte-drapeaux castratrices, ce sont seulement deux femmes qui, ayant enfin pris leur destin en main et goûté à une liberté trop longtemps refusée, iront jusqu'au bout pour la revendiquer, désormais seules tutrices de leur vie et de leurs choix, chacune responsable de l’autre également. Elles se trouvent, se révèlent à elles-mêmes, se délestent d’une existence étriquée et absurde. Les films sur l’amitié virile ne se comptent plus. Pour l’amitié féminine, celui-ci est non seulement une grande première, mais peut-être le plus beau de tous. Qui sont-elles donc, ces deux folles, ces deux rouquines dans la bagarre, ces Indiennes acculées par les tuniques bleues au bord du Grand Canyon, comme dans les westerns d’antan ? Deux actrices absolument formidables. L'une, Susan Sarandon, flamboyante aventurière aux yeux de noyée existentielle, concilie la vigueur et l’intelligence, le charme et la maturité, l’irréductibilité de la conviction et la fulgurance de l’à-propos. Son charisme incendiaire et sa force tranquille en ont fait l’une des héroïnes les plus chères à mon cœur, l’une des figures-clés de mon imaginaire personnel. L'autre, Geena Davis, est une sorte de B.B. texane avec sa voix de fumeuse de Gitanes et son physique de baby doll. Grande tige délurée, elle combine la drôlerie la plus vive et la détermination la plus inflexible, jusqu’à envoyer valdinguer le passé qui l’oppresse dans un nuage d’euphorie. L’une comme l’autre existent humainement, psychologiquement, avec une chaleureuse intensité, et dévoilent au fil des péripéties une personnalité, une richesse toujours plus inattendues. Elles sont drôles, elles sont rayonnantes, elles représentent le nec plus ultra de l'audace dans une Amérique prude et prudente. Quoi qu’elles fassent, on est de leur côté, on les comprend, on les aime éperdument. Toutes les deux explosives et implosées, belles et défaites, vulnérables et énergiques, déconneuses et réfléchies, légères et graves, en miroir d'une œuvre morale comme un mystère. Qui sont-elles ? C'est bien simple : toi Thelma, moi Louise.


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Thaddeus
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le 2 juil. 2012

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