Présenté Hors-Compétition au dernier Festival de Cannes, le nouveau film de Na Hong-jin a mis tout le monde d’accord. Avec son enchevêtrement des genres, les amateurs de thrillers poisseux et de fantastique horrifique en ont eu pour leurs mirettes, tant le film s’est avéré être un choc cinématographique incomparable, véritable uppercut envoyé à tout un parterre de journalistes endormis par une sélection cannoise inégale, entre bons moments et œuvres mollassonnes. Le nouveau long métrage du cinéaste sud-coréen est une claque similaire à celle vécue l’an passé avec Mad Max : Fury Road, également Hors Compétition. A croire que c’est vers cette catégorie qu’il faut se tourner pour voir à Cannes du cinéma qui secoue et marque les esprits. Avec The Strangers (ndlr: très mauvais titre français, soit dit en passant), c’est la troisième fois que Na Hong-jin foule les marches de la Croisette, après avoir prodigieusement livré deux thrillers diablement efficaces (The Chaser et The Murderer), respectivement présentés Hors-Compétition et à Un Certain Regard. Le retour en sélection Hors-Compétition avait de quoi surprendre tant le film avait des qualités pour figurer en Compétition Officielle. Mais son absence peut s’expliquer par le fait que le Festival de Cannes ne sélectionne en compétition que des films dont il s’agit de la première projection mondiale, alors que la section Hors Compétition peut également comprendre des films dont c’est la première européenne. En effet, The Strangers était déjà sorti en Corée du Sud, où il a d’ailleurs réalisé le meilleur démarrage de la carrière du cinéaste et pris la tête du box-office -deux millions d’entrées en un week-end (!)- devant Captain America : Civil War et Angry Birds. Une réception qui semble donc unanime autour de ce film, et qui laisse espérer que même dans l’hexagone, The Strangers va être le film choc de l’été.


Signe d’un mauvais présage, des trombes d’eau s’abattent dans la région coréenne du Goksung. Un appel téléphonique annonce à un policier -un homme un peu pataud- qu’un meurtre vient d’être commis dans le voisinage. Blasé mais face au devoir, il se prépare à partir sur les lieux du crime lorsqu’il est sommé par sa mère de prendre un petit-déjeuner copieux, prescription auquel le policier cède sans broncher. Malgré l’atmosphère poisseuse déjà ressentie dans les premières minutes du film avec cette pluie battante et un cadre anxiogène, le cinéaste n’hésite pas à contrebalancer la noirceur des prémices de l’intrigue avec ce personnage principal relativement flasque, comique par sa mollesse et sa désinvolture. De cette introduction un brin tragi-comique, The Strangers impose un ton et un enchevêtrement des genres bienvenu. De thriller farce, l’intrigue s’éparpille dans différentes directions tout en accentuant progressivement la dimension fantastique d’un récit dont le climax s’avèrera incontestablement sensationnel. C’est là que l’évolution du film est extrêmement intéressante, car personne ne semble prendre très au sérieux cette affaire de meurtres en séries. Les personnages grands benêts pullulent au sein de l’intrigue alors que les meurtres qui y sont commis sont d’une atrocité sans nom. D’une atrocité qui dépasse la nature des hommes. Le cinéaste Na Hong-jin n’est pas de ceux qui se reposent sur un genre. Du comique presque burlesque des premières scènes (deux policiers aux allures de Laurel et Hardy qui hurlent à la vue d’une silhouette dans la nuit), le récit s’embourbe progressivement dans une intrigue complexe et d’une violence inouïe. Les scènes de crime macabres n’ont rien à envier aux chefs d’œuvre du genre que sont Seven ou -pour rester en Corée- Memories of Murder. Ce même climat pluvieux morbide qui magnifiait ces films noirs est extrêmement bien retranscrit et montre, dès les premiers plans du film, à quel point l’enquête va être difficile et que les personnages seront amenés à aller aux plus profonds de leurs croyances pour trouver un dénouement à tous ces événements hors du commun.


Dès lors que Na Hong-jin abandonne complètement l’esprit espiègle des personnages, le cinéaste bouscule son auditoire en assumant jusqu’à l’excès cette Peinture du Mal Absolu qui baigne dans une ambiance des plus inquiétantes. L’horreur n’y est que plus viscérale, tant The Strangers ne lésine sur aucun tabou, ni excès, laissant voir des altercations brutales, des enfants possédés de violence, des scènes d’exorcisme brutales et la descente aux enfers des hommes impuissants. Dans toute cette furie, un fort sentiment d’incompréhension subsiste. Le spectateur se retrouve dans le même état que les protagonistes du film. Il subit l’impuissance de ne pas comprendre ce qui se passe, de ne pas être en mesure d’agir pour y remédier, de n’être que spectateur face à une situation qui lorgne de plus en plus vers l’irraisonnable. Face à tous ces événements inexplicables, il ne reste plus qu’à croire en une solution, en un miracle, ce vers quoi tous ont le réflexe de se tourner vers les religions. Les personnages ont conscience que le mal qui s’abat sur leur région dépasse l’entendement et que seule la (les ?) croyance peut le vaincre. Qu’il s’agisse du chamanisme, du christianisme ou de l’athéisme, tous ont le réflexe de penser que la religion pourra résoudre les maux du monde. Na Hong-jin dresse alors un portrait habile des idéologies religieuses que chacun pourra voir comme une critique ou une solution. C’est là toute la maîtrise d’un cinéaste qui ne donne pas la clé mais équilibre son jugement pour laisser le soin au regardant d’interpréter à sa manière l’impact de la religion sur le monde. Ce dernier cite d’ailleurs Saint Thomas pour appuyer son propos, un des apôtres de Jésus qui disait : « Soit on croit quelqu’un sur parole, soit on se fie à ce qu’on voit ». Les rebondissements de l’intrigue et le chevauchement des genres font de The Strangers un film macabre qui emmène son spectateur dans les limites de la raison et de la croyance. On retiendra notamment une impressionnante séquence d’exorcisme chamanique, exercée dans une fureur et un vacarme tonitruant. Un segment intense dont on ne peut que ressortir épuisé, malmené par une intrigue qui ne fait pas de tendresse à l’égard de son spectateur. Après avoir prouvé à deux reprises son sens du cadre et du rythme, le cinéaste coréen confirme définitivement tout le bien qu’on pensait de lui et délivre ici une partition maîtrisée avec brio, où la mise en scène, le cadre, les effets et le montage ne font que sublimer un récit où notre attention ne nous quitte à aucun moment.


D’un pessimisme fulgurant, le troisième film de Na Hong-jin s’impose autant en œuvre réjouissante de noirceur qu’en regard nihiliste sur le monde qui nous entoure. La mise en scène est d’une maîtrise magistrale, l’intrigue est un matériau incroyable bourré de mystères à résoudre, de rebondissements et d’hommages au cinéma de genre(s), sublimé par des acteurs qui livrent des performances ahurissantes. The Strangers est une spectaculaire fresque du Mal qui marquera assurément les esprits. Quatre ans de travail ont été nécessaires pour aboutir à cette épopée monumentale dirigée par un cinéaste obsédé par la rigueur, la remise en question et le perfectionnisme. Une démarche artistique qui vient confirmer qu’en trois films, Na Hong-jin est tout simplement l’un des réalisateurs majeurs de la scène internationale.


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Softon
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Kévin List

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