Décrit bien souvent comme moribond, à bout de souffle voire obsolète, le western semble pourtant avoir toujours des choses à dire, notamment lorsqu'il s'agit de moderniser ou de redéfinir la notion même d'identité américaine. Une démarche que l'on retrouve dans The Rider, film docu-fictionnel centré sur la convalescence d'un cow-boy déchu, qui nous propose une relecture plutôt judicieuse des valeurs fondatrices américaines, bien différente de celles martelées avec insistance par l'administration Trump.


Après Les chansons que mes frères m'ont apprises, Chloé Zhao revient dans la région des Badlands, dans le Dakota du sud, et exhibe un monde hors du temps et oublié de tous, celui des cow-boys, des rodéos, et des valeurs démodées qui firent autrefois la conquête de l'ouest. Mais surtout, elle filme des personnages que l'on trouve nulle part ailleurs, des personnages vrais car inspirés de la vie des acteurs qui les incarnent, des personnages forts comme cette communauté de cow-boys Lakota, au sang indien. Une incongruité, une hérésie pour les westerns d'antan, que la cinéaste questionne pertinemment : peut-on y voir, tout simplement, le symbole de ce qu'est devenu l'Amérique d'aujourd'hui.


L'Amérique d'hier, quant à elle, s'est souvent définie au cinéma à travers la figure mythique du cow-boy : au plus fort de l'âge d'or hollywoodien, le cow-boy est perçu comme étant un héros de la nation, un glorieux champion, un modèle de virilité ; c'est l'incarnation du rêve américain, celui qui réussit grâce à son travail, son talent et sa détermination. The Rider, au contraire, va évoluer à rebours de ces représentations classiques en nous dévoilant un cow-boy bien plus moderne et humain, vulnérable et accabler, un cow-boy dont le principal acte de bravoure sera de se relever sans cesse et de garder foi en la vie, ou en l'Homme, malgré les désillusions et les rêves brisés.


Brady, en effet, est l'anti-héros parfait, il est le personnage tenu habituellement à l'écart des histoires de cow-boy comme des livres d'Histoire : gravement blessé suite à un accident, il représente tout ce qui déplaît, tout ce que le spectateur n'a pas l'habitude de voir, à savoir la faiblesse (sa main se crispe, il ne peut tenir les rênes), la défaite (champion de rodéo, il doit renoncer à sa carrière), l'inutilité (à quoi peut servir un cow-boy sans cheval?). Dans un monde qui ne reconnaît que la réussite et la performance, Brady est condamné à disparaître, au sens propre comme au figuré : « si j’étais un animal, on m’aurait piqué ». Le mérite de The Rider sera de redonner sa place à celui qui en est dépossédé, en nous invitant à changer notre regard sur l'autre, en oubliant les lunettes déformantes héritées du passé, afin de saisir la vérité des êtres, loin des apparences et des clichés.


La démarche de Chloé Zhao se veut naturaliste, authentique, c'est pour cela qu'elle filme les corps tels qu'ils sont, maladroits, souffrants, estropiés, abîmés par une vie qui n'a pas l'habitude de retenir ses coups. Sans apitoiement ni voyeurisme, elle démonte le stéréotype du cow-boy en nous montrant un corps qui, sans être idyllique, n'est pas dépourvu de force ni de beauté. C'est ce que nous révèlent notamment les passages entre Brady et son ami tétraplégique, où le regard ne s'arrête pas sur l'apparence et le superficiel (le corps souffrant) afin de saisir un désir de vie des plus communicatifs.


Engoncé dans une narration parfois poussive, The Rider touche à son but lorsqu'il fait confiance à l'image, à sa poésie, à son pouvoir évocateur, plutôt qu'aux discours bien trop souvent encombrés de lourdeur. C'est sans doute pour cela que les meilleures scènes du film sont celles en lien avec « la conquête de l'ouest » de Brady, celles où notre homme réinvente la notion de cow-boy, reconstruit son identité, en reconquérant à sa façon l'espace et l'animal sauvage. Le rapport à la nature est d'ailleurs intéressant, car face à la majesté du cadre naturel, tous les Hommes semblent petits, insignifiants et finalement égaux entre eux. Brady a donc toute sa place dans cet univers, comme l'indiquent ces plans où la beauté de son corps imparfait est en osmose avec une terre aussi rude que somptueuse. Visuellement remarquable, le film a toutefois tendance à lorgner du côté de Malick et à substituer les clichés virils par d'autres bien plus clinquants : la mélancolie du « poor lonesome cowboy » est parfois trop appuyée par l'esthétique et l'habillage sonore. La justesse de ton, on la retrouve un peu plus dans le rapport à l'animal, la plus grande conquête de l'Homme. L'attention avec laquelle Chloé Zhao filme Brady au plus proche du cheval, exaltant sa dextérité et sa douceur, lui permet de redonner à l'homme blessé son identité de cow-boy.


Plus que toute autre chose, The Rider brille humblement en étant un film sur la guérison. Une guérison somatique, bien sûr, avec ce corps que l'on réapprend à utiliser, guérison psychologique évidemment, avec un processus de deuil à traverser, mais également guérison « symbolique » avec cette virilité qui assume ses faiblesses, avec cet héroïsme qui s'inscrit dans l'authentique et l'ordinaire. C'est ce que résume joliment la séquence finale, où le champion de rodéo continue à faire de l'épate, tandis que le véritable héros privilégie la vérité du cœur et de la famille.

Créée

le 9 août 2023

Critique lue 30 fois

Procol Harum

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