« Dans un mythe nord-américain du type Orphée et Eurydice, un homme qui vient de perdre sa femme réussit à descendre dans l’Enfer et à la retrouver. Le Seigneur de l’Enfer lui promet qu’il pourra ramener sa femme sur la Terre s’il est capable de veiller toute la nuit. Mais l’homme s’endort juste avant l’aube. Le Seigneur de l’Enfer lui donne une nouvelle chance, et, pour ne pas être fatigué la nuit suivante, l’homme dort la journée. Néanmoins il ne réussit pas à veiller jusqu’à l’aube, et il est obligé de retourner seul sur la Terre. » (Mircea Eliade, Aspects du mythe, 1963).


L’on dit souvent, lorsqu’une personne perd la vue, que ses autres sens et notamment l’ouïe se développent comme pour compenser. La réciproque est-elle valable ? Un individu perdant ses capacités auditives pourrait-il voir plus large, plus grand, plus profondément, et ainsi approcher l’état de « transparent eyeball » dont parlait Emerson : ce pur vecteur de contemplation où regardé et regardant fusionnent sans plus aucune médiation ?


À cette question, le cinéma, temple moderne du fantasme, peut répondre à sa façon. Tant l’expérience esthétique qu’il propose peut dans certains cas faire oublier son propre corps et connecter tout un chacun au miroir du monde qu’on lui tend. Aussi, reformulons en ces termes, plus mesurés : un cinéaste, limitant au minimum son recours aux dialogues explicatifs et poussant la technique dans ses derniers retranchements afin de satisfaire sa boulimie scopique, peut-il recréer les sensations du chasseur-cueilleur primitif encore en phase (de lutte autant que de communion) avec son environnement ?


Les « jeunes-vieux » que sont George Miller et Terrence Malick ont récemment exploré des pistes voisines. Chacun à leur façon, évidemment, l’un sur le mode de la percussion, l’autre sur celui de la dissolution, mais tous deux remontant pareillement le temps et l’histoire du cinéma. Le premier pour revenir au moment burlesque où le geste disait déjà tout du rapport-problème de l’Homme à son univers, le second en renouant avec le (quasi) seul langage des associations d’images autrefois théorisé par quelques cervelles russes.



All things shining… and killing!



S’il emprunte aussi en partie à ces registres et va jusqu’à citer Andreï Roublev comme référence haut de gamme, Alejandro G. Iñárritu est toutefois, me semble t-il, moins un formaliste (et encore moins un « actioniste ») qu’un « sensationaliste ». L’immersion, l’expérience du « réel », voire même d’une sorte d’« hyper-réel » débordant par moments sur quelque chose de plus (plus morbide ou plus mystique, ça dépend) : voilà ce qui paraît motiver son désir de cinéma. Alors que les recherches en termes de narration puzzle de ses premiers films (jusqu’à Babel inclus) sont peut-être d’avantage à mettre sur la note de Guillermo Arriaga. L’ancien collaborateur et scénariste ayant, pour preuve, poursuivit cette voie poussive du récit déconstruit dans ses autres travaux (3 enterrements qu’il écrivit pour Tommy Lee Jones et Loin de la terre brûlée qu’il réalisa lui-même).


Plus « performer » qu’« auteur » au sens traditionnel du terme - et en cela, sa collaboration avec Leonardo DiCaprio et Tom Hardy, acteurs en constante recherche de la performance, était presque inévitable - le cinéaste apparaît moins préoccupé par une volonté d’intellectualisation (de ce dont il parle, des raisons qui poussent ses personnages au bord de la folie) qu’obsédé par l’idée de projeter le spectateur à la place de ceux qu’il filme, ou juste à leurs côtés, et quelquefois jusqu’à l’impudeur. Le but étant moins d’amener à comprendre que de donner à éprouver. Éprouver, le plus intensément et avec la plus grande promiscuité possible, ce que les personnages vivent. « To feel the experience », depuis l’inaudible détresse d’une adolescente sourde et muette aux déboires d’un père-courage ayant pris rendez-vous avec le destin. Ou encore : des délires mégalo d’un acteur en pleine crise de narcissisme aigüe au calvaire d’un frontiersman dont la vie ne tiendrait plus qu’à un battement de cils.


Ainsi donc, voici venir The Revenant : dernier avatar cinématographique en date de Man vs. Wild, équivalent 100% lumières naturelles et « indé » (donc respectable et oscarisable) des pirouettes numériquement assistées à la Peter Jackson, et - n’en déplaise à celui qui, en interview, regrettait qu’« aujourd’hui, tous les films ressemblent à des jeux-vidéos » (1) - un nouvel exemple de l’hybridation du cinéma avec les arts vidéoludiques (cf. cette caméra qui flotte dans les airs et colle aux sensations des protagonistes). Que l’on ne se trompe pas. Il ne s’agit pas là de moquer la démarche très ostentatoire du cinéaste (ou alors seulement sa tendance à mépriser une industrie hollywoodienne dont il est en fait le double arty, hi hi) mais au contraire d’en prendre acte.


Après tout, Alejandro G. Iñárritu ne fait rien en son domaine, cinéma d’un certain « réel » (extrême), qu’un James Cameron n’ait déjà fait dans le sien, cinéma virtuel. Et si l’expression « push the envelope » (repousser les limites) revient régulièrement dans la bouche du second, elle semble tout à fait adaptée à l’ambition, si ce n’est au talent, du premier. Celle d’un naturalisme parfois forcené, d’autre fois chorégraphié et par moment encore, poétique, consistant d’abord et avant tout à vouloir en mettre plein les mirettes. Une quête de l’« ecstasy of light » (2) qui, dans le cas présent, arrive assez miraculeusement à ses fins grâce à la science experte d’Emmanuel Lubezki, fabuleux chef op’ dont la patte toute en (très) courtes focales, contre-jours, lumières célestes et autres plans-séquences s’imprime au fer rouge sur les rétines. De quoi, au passage, se questionner sur la paternité réelle du film. Ou du moins : y voir une œuvre à deux têtes.


Deux têtes chercheuses qui, comme le traduisent les récurrents mouvements circulaires d’appareil, le choix du Scope, d’une caméra voyant mieux que l’œil humain dans le noir ou encore et surtout l’usage du super grand angle - ou comment faire de la 3D dans la 2D -, semblent vouloir faire tendre leur cinéma vers une sorte d’ « over-view ». Soit une volonté d’élargir, d’approfondir, d’étirer le champ jusqu’à l’impossible omni-voyance, fusionnant le point de vue le plus subjectif avec une conscience supérieure et écrasante de la grandeur et de la permanence de tout ce qui entoure. Et ce au point de ramener les coupes du montage à la même fonction que le clignement des yeux : micro-temps de repos nécessaire, et même inévitable lorsqu’il s’agit de passer d’un lieu à un autre, mais tout à fait hors de propos dans les plus intenses moments de lutte avec la Faucheuse. Comme si le cut, en brisant ses segments de vue continue risquait, en plus de trancher le lien du spectateur au film-univers, de précipiter la mort du personnage principal, guidé tel un voyant connecté à « l’autre monde » (celui des esprits) par de mystérieuses images mentales.


Comme si la survie dans The Revenant, de même que chez le cousin Gravity (lui aussi shooté par Lubezki), était liée à la longueur des plans-séquences, néo-fils des Moires, et à la capacité de l’opérateur, double du personnage principal jeté dans le même enfer que lui, à les tenir le plus longtemps possible, sans cligner, sans cutter, et en envoyant au passage valser les lois du découpage le plus classique. En somme : encore une recherche de la performance, à la manière d’un gosse fixant le soleil le plus longtemps possible pour épater ses copains. Ou comme le chef op’ de Paul Greengrass suivant Jason Bourne à la casse. Mais une recherche en réalité antérieure dans son origine à celle de Birdman (le « coup d’essai » jusqu’au-boutiste et un peu artificiel). Et surtout - et c’est là le principal ! - : une pertinente façon de faire vibrer sur une même longueur d’onde le fond et la forme, en faisant de la caméra la vigie de ceux pour qui n’existerait qu’une seule question, du genre existentielle : voir, mais alors un max, pour ressentir le monde et s’adapter à lui, ou ne pas voir, mais alors plus du tout.


C’est donc logiquement du hors-champ, domaine de la mort, que vient d’abord le danger. Comme dans cette scène d’affrontement qui ouvre le film. Une scène où, alors que la caméra navigue entre les trappeurs cernés, des flèches viennent soudainement transpercer le champ et les corps comme elles crèvent les yeux (des moins clairvoyants ?) avant même que ceux qui les lancent ne soient rendus visibles. Avant même qu’ils apparaissent dans le cadre, du haut de leur monture, de leur perchoir, ou sur la ligne de crête d’une colline comme toujours les Indiens dans les films lorsqu’ils représentent une menace.


Mais cette menace est aussi intérieure (le ver white trash dans le fruit) et le régime de l’immersion à double tranchant. Car une fois la trahison consommée, plus long et plus proche des visages est le plan, plus long et plus contagieuse est aussi la souffrance (seul vecteur d’empathie chez Iñárritu). En témoigne le martyr de Hugh Glass, célèbre et historique mountain man ici remodelé victime du tout aussi historique John Fitzgerald et témoin impuissant du meurtre de son fils (fictif, quant à lui). Ou encore, un peu plus tôt : dans cette éprouvante, interminable et déjà culte scène de lutte avec le grizzly (de pixels mais très convainquant). Celle-ci semble en effet être en perpétuelle relance, comme bloquée en mode restart. Alors que le steadycam, cadre du domaine du visible (et donc de la vie) partout ailleurs d’une impeccable maîtrise, en vient lui aussi à se faire chahuter par la bête féroce et écrasé sous son poids, mais sans presque jamais fermer l’iris. Parce que survivre, tout le film nous le répète, c’est garder les yeux grands ouverts et, ainsi que le disait un cinglé de rescapé dans un autre récit de survie, s’accrocher « à mort à la vie ».


Et le dispositif de mise en scène adopté par le réalisateur et son directeur de la photographie, par ailleurs rempli d’idées visuelles particulièrement astucieuses (un objet relais, une différence de netteté de l’image entre les positions occupées par deux personnages voués à être séparés, une perspective accentuée pour souligner la tension et le dilemme d’un choix de vie ou de mort, etc.) de se faire alors aussi quête de la sensation forte. Au risque, parfois, de la démonstration de force. Comme lorsqu’après avoir dégringolé d’une falaise façon Aragorn, Hugh Glass se relève et applique le manuel de survie en milieu polaire de Han Solo… et sans sabre laser !


Non que cette scène soit totalement vaine, puisqu’elle a un sens, celui de la renaissance du personnage le long de son chemin de croix. Mais on l’avait déjà compris les deux premières fois (dans les scènes-remakes d’Apportez-moi la tète d’Alfredo Garcia et de Dersou Ouzala). Et la redondance illustre finalement assez bien l’une des petites limites du métrage, qui est celle de son réalisateur, partisan d’un cinéma « over ». Ceci étant, l’histoire appelle aussi cela : on parle de survie, tout de même. Et l’on reste en outre bien loin du lourd fatum qui empesait 21 grammes ou de l’hystérie qui faisait le sel autant que le trop plein de Birdman. Preuve que le réalisateur avance et/ou que la logique du survival movie (faire simple et brut) le cadre suffisamment pour que sa tendance à vouloir en faire des caisses ne nuise finalement qu’assez peu à l’ensemble. Un ensemble qui n’est jamais aussi plaisant, et même extrêmement plaisant, que lorsqu’il la boucle et laisse parler pour elles ses prodigieuses images. Celles qui disent : « kneel before the forces of nature ». Alors, dans ces moments là, quelque part entre le précepte du « vas et vois » et une version…, disons « mel-gibsonienne » (c'est-à-dire doloriste) du « I am nothing, I see all » d’Emerson, The Revenant peut-il happer plutôt qu’asséner.



To go west and go back, across the thick red line



Réalisateur globe-trotter, Alejandro G. Iñárritu opérait, en 2006, avec l’espace-monde de Babel un peu comme David W. Griffith, en 1916, avec le temps-histoire d’Intolérance. Par cet art du « macro-montage » et du film-fresque mis au service d’une vision gargantuesque du cinéma, il apparaissait alors comme le cinéaste d’un certain cosmopolitisme, apôtre du « word cinema » comme d’autres de la world music. Aussi trouve t-il ici, dans les à-côtés de son histoire de survie (with a vengeance) partout ailleurs muette comme une tombe, le moyen d’évoquer en le faisant traverser par Hugh Glass un autre contexte multiethnique. Et quel contexte ! Le front pionnier américain : vaste zone de flou spatio-temporel et juridique - quelle place pour la loi en ce no man’s land ? - et creuset légendaire, et ici surtout particulièrement chaotique, d’une nation alors en pleine affirmation d’elle-même, de son aire d’influence (à l’ambition continentale), de sa différence avec les grandes sœurs de l’Ancien Monde (en tant que première démocratie moderne de l’histoire) et en pleine crise de croissance (territoriale, démographique et économique).


Le film, comme il ne le dit pas (alors je le fais pour lui), situe son récit en 1823, soit vingt ans après l’achat par Thomas Jefferson de la Louisiane française. Premier acte de l’expansionnisme américain qui doublait d’un coup d’un seul le territoire de l’Union et ouvrait la voie du Nord-Ouest : ce fameux « northwest passage » à la recherche duquel partait Spencer Tracy à la fin du film éponyme de King Vidor (à la dureté similaire à celle de The Revenant). Balisé mais non réellement cartographiée par Lewis et Clark dans leur expédition pionnière de 1804-1805, cette voie était à l’époque celle de tous les fantasmes. Et notamment celui d’un mythique « fleuve d’ouest » sensé traverser le continent de part en part tout en pointant l’horizon des conquérants. Un fleuve qui n’était en réalité que le Missouri. Celui-là même qui, au début du film, alors que les personnages le sillonnent (lui ou un de ses affluents) constitue la plus extrême limite du front pionnier au-delà duquel s’étend le wilderness : territoires inhospitaliers laissés jusqu’ici (mais plus pour très longtemps) aux peuples amérindiens.


Dans le film qui, intelligemment, se garde bien d’expliciter tout contexte pour mieux nous plonger dans son âpre vérité, cette ligne de séparation, styx et limes entre deux univers (naturel/culturel, spirituel/matériel, sacré/capitaliste, « sauvage »/« barbare », ancien/nouveau…), est avant tout la première ligne de conflit entre Hugh Glass et John Fitzgerald. Le premier conseillant au capitaine Henry de la quitter au plus vite pour s’en retourner par voie de terre (celle des vivants) au fort-comptoir, le second se confondant dés lors en bougonnements de texan à peine compréhensibles et autres provocations contre cette proposition et l’homme à son origine. À partir de là, la fracture ne cessera de se creuser entre les deux hommes. Le scénario et le jeu des acteurs faisant d’eux, avec un brin de manichéisme mais sans que se soit réellement préjudiciable, les représentants de deux visions foncièrement opposées de l’Amérique, ses Abel et Caïn en quelque sorte (mais plus Caïn qu’Abel).


Ainsi : d’un côté le deer hunter laconique, adepte du melting pot et se tenant droit dans ses bottes ; de l’autre le tchatcheur, négatif de Max Rockatansky à la langue vile, aussi sournoise que celle d’un Gollum et raciste (traitrise et racisme allant de paire ici). L’un mourant et renaissant du sein même de la Frontière en revêtant très symboliquement la peau de l’ours l’ayant « tué », comme s’il le prenait pour animal totem ; l’autre représentant une logique capitaliste et prédatrice en pleine dégénérescence. Hugh Glass incarnant au final, et en vérité un peu malgré lui, l’idée d’une fusion avec la nature et ses éléments (air, terre, eau, feu), au croisement du transcendantalisme (qui fait de ladite nature son église) et d’une forme de spiritualité plus proche de celle des amérindiens ; John Fitzgerald, du début à la fin, n’envisageant ces nouveaux territoires de l’Ouest que comme une dangereuse « marchandise à découper avant d’être mise en vente » (3). Comme un équivalent terrien des matelots qui, à la même époque, parcourent les océans à la solde de quelques compagnies faisant leur beurre de l’huile de baleine (cf. les scènes dans la taverne du fort où l’on se croirait dans la cale d’un sombre navire).


Dans Le Convoi Sauvage, première et très chtonienne adaptation cinématographique de l’odyssée de Hugh Glass (qu’il faut voir, sapristi !), Richard C. Sarafian faisait du capitaine Henry alors interprété par John Huston - et ce n’est pas un hasard - un néo-capitaine Achab poursuivant son expédition tel le personnage d’Herman Melville pourchassant Moby Dick (le mythe de l’hybris conquérante à l’américaine, et de bien d’autre choses). S’ils ne semblent pas, quant à eux, chercher à citer l’œuvre de Melville - plutôt celle du Malick deuxième manière, en plus de Tarkovski donc… -, Alejandro G. Iñárritu et son coscénariste Mark L. Smith, n’en donnent pas moins l’impression d’avoir transféré la folie du personnage de John Huston (en l’accentuant jusqu’à la pathologie) à celui de Tom Hardy : véritable psychopathe auquel, en juste retour des choses à celui qui cite le Livre de Job et voue une haine farouche aux « sauvages », le wilderness aura arraché un morceau de scalp.


Ami des Pawnees, Hugh Glass se présente lui au contraire, de par le passé endeuillé que lui invente le film et à travers le trajet (méta)physique qu’il y effectue, comme le porteur et le dépositaire de la mémoire mort-vivante, de la culture en voie d’extinction et du besoin d’être vengé des autochtones. Ceux-ci étant ici, alors que lui, de morveux razmoquette à dernier des mohicans, utilise leurs langues et appliquent leurs savoirs, réduits à l’état de silhouettes furieuses, de medecine-man voué à la potence, d’esclave-marchandise, de déracinés s’agglutinant tels des « gueux » devant le fort des nouveaux « seigneurs » des lieux, et enfin de spectre disparaissant sous nos yeux. Dans certaines scènes qui, si elles ne sont pas franchement inédites ont au moins le mérite de sonner juste - comprendre : elles évitent autant l’écueil du « good indian » sur le sort duquel il faut absolument verser une larme que celui du, pourtant proclamé, « sauvage » -, le film prend ainsi des allures de réquisitoire, renouant en cela avec la ligne anti-print the legend de quelques westerns méchamment violents des années 70 (Fureur Apache et Soldat Bleu, par exemple).


À l’instar du dernier opus tarantinien, The Revenant représente de fait la parfaite antithèse du mythe de la Frontière tel que formulé en 1893 par l’historien Frederick Jackson Turner. D’après celui-ci, l’expansion vers l’Ouest avait été le principal vecteur du progrès et du développement à l’origine de la nation américaine, de son caractère unique, démocratique et sans plus aucune distinction de classe (la bonne blague). En lieu et place de cela, la Frontière ici revue et corrigée est le lieu de la tromperie, du pillage, de l’exclusion, des cycles de vendetta et de la solitude par excellence. Une nation désunie, bâtie sur les cendres encore fumantes de bien d’autres et logée au cœur d’une terre immuable, alpha et oméga de tout (la métaphore filée de la rivière) et aussi inoffensive que Skull Island ; voilà ce que dépeint le film : déambulation mortifère d’un morceau de viande américaine à moitié pourrissante qui, dans un dernier regard caméra, une fois sa futile raison de survivre dissolue dans un cours d’eau (reprise par « le Créateur ») cherche peut-être à prendre à témoin. Comme pour dire : « regarde, Américain, vois d’où tu viens. Pour toi j’ai remonté la rivière du temps, je suis passé par la voie close, celle qui fût faite par ceux qui sont morts, je suis l’œil dans la tombe et maintenant je te regarde ».


Sauf que, même s’il en retient l’esprit et certains codes, notamment dans la chasse à l’homme du dernier acte (avant qu’elle ne vire au duel primitif avec mordillage d’oreille tout en tendresse), The Revenant n’est pas exactement un western pro-indien, ou du moins pas seulement. Question héritage, il s’inscrit en fait dans un sous-genre à la fois annexe au western et au survival movie : le mountain men movie, qui explore la préhistoire du premier genre cité. Une époque rude où John Rambo eut pu être roi, et un sous-genre où les flèches et le couteau (voire le biface) font encore loi. Mais aussi un temps où l’espace américain n’était pas encore dompté ni quadrillé, pas plus que les colts et autre winchesters inventés. D’où peut-être la fascination du réalisateur, qui semble y projeter tout autant les origines « proto-capitalistes » du monde moderne et ses dérives qu’une certaine nostalgie d’un monde que l’Homme n’aurait pas encore vendu.


Ainsi, The Revenant raccorde t-il ses branches avec ce qui constitue la moelle de films tels que La captive aux yeux clairs ou Jeremiah Johnson, tout en évoquant d’un point de vue plus strictement esthétique un étrange croisement entre Les Fils de l’homme, Le Nouveau Monde, Avatar et Requiem pour un massacre. Les deux premiers pour les emprunts de Lubezki à… lui-même, les deux autres pour le trip sensoriel, hautement immersif et l’attention portée à la question du regard. Le réalisateur inventant peut-être là ce que l’on pourrait qualifier de survival movie contemplatif.


Encore un peu trop conscient et « fier » de sa maitrise pour être aussi viscéral que certains concurrents du genre plus transparents dans leur mise en scène et « sec » dans leur écriture, The Revenant n’en trouve pas moins, en dehors de sa beauté plastique proprement ahurissante, un autre et réel intérêt dans cette sensation d’y découvrir au fil des scènes, et parallèlement au déroulé de sa fiction, son making of. Celui en l’occurrence d’un projet-marathon qui, avant qu’Alejandro G. Iñárritu ne l’adopte, que Leonardo DiCaprio n’y embarque avec un leste financier salvateur et que Megan Elison - décidément indispensable mécène des projets risqués - ne le renfloue au moment où il prenait l’eau, fut envisagé par de nombreux autres adeptes de performance et de cinéma « over » (4).


Et peut-être est ce là un signe de la grande force évocatrice d’une histoire qui, en elle-même, en dirait autant de son époque que, de par l’intérêt qu’elle suscite aujourd’hui, de la nôtre. Assoiffés que nous sommes, nous, les « débranchés » de la nature, des illusoires fantasmes de retour à son contact. Que celui-ci prenne la forme d’une douce caresse ou d’un violent uppercut en forme de retour de conscience. Mais plus encore, et en dehors de toute exagération médiatique à visée tant polémistes que promotionnelles, The Revenant est aussi le produit d’un tournage épique. Certes, rien de comparable avec la pure folie qui animait William Friedkin alors qu’il s’acharnait à filmer comme il l’entendait la fameuse double scène du pont suspendu de Sorcerer (autre époque, autres mœurs). Mais tout de même de quoi contaminer l’œuvre d’une part non négligeable de vécu, même à dose homéopathique : sorte de prix du sang versé sur l’autel herzogien de l’authenticité, d’alchimie du light & mud, et un ingrédient indispensable à ce genre de projet car faisant sa chair derrière et donc un peu aussi devant l’écran.


Quant à l’auteur, ou plutôt le co-auteur, de ce « mountain men horror and splendor show », il révèle ici un plus grand talent dans la peinture des matières et lumières d’un monde perdu à jamais que dans celle, en partie faussée par un goût excessif pour le tragique, des drames du nôtre. Faisant de la question de la « sur-vie » un problème essentiellement visuel et sensoriel, donc éminemment cinématographique, sa collaboration encore récente avec Emmanuel Lubezki apparaît dès lors comme bien plus profitable que la précédente. Aussi est-il permis d’espérer qu’à l’avenir, et sans plus aucune honte, il poursuive et cultive cette voie. Celle qui le verrait enfin assumer ce qui, depuis les premières secondes à tombeau ouvert d’Amours chiennes et bien plus qu’un embarrassant surmoi auteurisant qui gagne ici à être plus dilué dans sa mise en scène, me parait constituer la véritable et profonde vocation de son cinéma : une pure recherche de l’effet de sidération au service de l’entertainment le plus marquant pour les yeux.


(1) Première.fr, interview du réalisateur par Frédéric Foubert, septembre 2015
(2) « Films and cinema, it is space and time and light. And the light is really what reveals things. And when we use the right light, it’s a revelation. There is an ecstasy in every object you see. So I want to put people in ecstasies by seeing that light that is almost like a trip. », Alejandro G. Iñárritu qui se rêve donc cinéaste-chaman, extrait d’interview réalisée par Emmanuel Itier, janvier 2016
(3) Jean-Michel Lacroix, Histoire des États-Unis
(4) Park Chan-wook, John Hillcoat, Jean-François Richet, Christian Bale (pour le rôle de DiCaprio) et Sean Penn (pour celui d’Hardy) : voilà pour les précédents candidats au projet

Toshiro
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le 5 mars 2016

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