Une fois n’est pas coutume, ma critique prendra la forme d’une riposte. Contrairement à ce que mon appréciation du film pourrait laisser suggérer, je ne suis vraiment pas d'une disposition belliqueuse et j'affectionne le dialogue par dessus tout. Or, The Northman était ma plus grande attente de l’année et après avoir vu le film en salles à deux reprises, je me trouve profondément en désaccord avec certaines critiques négatives qu’il m’a été donné de lire. Plus particulièrement avec le paragraphe paru dans Télérama et signé par une personne dont je n’ai pas mémorisé le nom, ce qui est tant mieux puisqu’elle ne me lira sans doute jamais. Du moins je l’espère, car je m’apprête à approcher son travail avec un niveau de délicatesse proche de la scène de Knatttré du film (si vous l’avez vu, vous savez à quoi vous attendre).

Tout commençait par un scénario alléchant. La petite histoire d’un réalisateur/esthète/auteur, devenu un de mes chouchous personnels (sur le podium des metteurs en scènes capables de me fasciner par un simple effet d'annonce, il se cramponne actuellement à la médaille de bronze, sur les talons de Park Chan-wook et Paolo Sorrentino) en tout juste deux films radicaux, folkloriques, sur-intellectualisés pour certains et littéraires pour ceux que ça ne dérangeait pas. J’appartiens à la seconde catégorie, ce qui est évidemment très subjectif. Un réalisateur donc (Robert Eggers, bonjour), placé pour la première fois aux commandes d’un budget confortable de grand studio (Universal, salut). Et la petite histoire de son petit gros film qui finit par lui échapper un peu, et du gros petit virus qui passe par là (Covid-19, coucou !) pour foutre le dawa. Pandémie, masques, bordel, délais, retards, annulations, changement d’emploi du temps, rallonges de tournage, mains au portefeuille et hop ! Le moyen-gros film à 65 millions de dollars dépasse maintenant les 90 millions. Et la grosse petite histoire du gros studio qui fait les gros yeux en disant « bon bah, on va fourrer notre gros nez froncé dans ton montage, gros… ». Bien entendu, l’artiste incompris qui ne sommeille que d’un œil (on appelle ça un roupillon Odinesque) en chacun de nous commence à tâter son cran d’arrêt d’un doigt suant et tremblant, lorgnant avec une tension croissante vers le placard du vestibule où il se rappelle avoir remisé son bazooka en prévision des temps durs. Parce qu’on ne brime pas un auteur. On ne bride pas une vision. Et pourtant. Après deux visionnages, il m’apparaît que ce montage revu en baby-sitting imposé pourrait bien être l’une des grandes forces d’un film qui ne comporte à mon sens aucune longueur susceptible de nuire à son rythme. Là où nombre de long-métrages qui ont pu m’enthousiasmer sur le moment perdent en force de frappe sur une seconde approche, mon point de vue sur The Northman est à l’image de son protagoniste. Avec le temps, il gagne en muscles. Et il s'énerve.

La critique de Télérama déplorait un film sans psychologie, « plus proche d’un délire viriliste à la 300 que du classique du genre avec Kirk Douglas » et regrettait qu’une œuvre aussi pointue sur son parti-pris historique soit affublée d’un « scénario abracadabrant avec des renards messagers et des épées magiques ». Soit, allons-y. Viriliste, donc ? Au risque de froisser notre sensibilité contemporaine, il faut bien l’admettre : l’époque l’était. Prétendre le contraire reviendrait au mieux à une idéalisation naïve d’une période très éloignée de la notre ; au pire, à une ré-écriture de l’histoire dénotant un degré de mauvaise foi difficilement défendable. L’action débute en l’an 895 et, oui, il se trouve que la société viking était tout ce qu’il y a de plus patriarcale, régie par des impératifs de succession qui passaient principalement par la production d’un héritier à pénis saillant. Néanmoins, intenter un procès de virilisme au film en lui-même serait également preuve de mauvaise volonté, face à une narration qui martèle ouvertement son soutien au point de vue féminin à de nombreuses reprises. Ce serait totalement ignorer la merveilleuse Anya Taylor-Joy, qui crève l’écran comme à son habitude, dans le rôle d’une prisonnière déterminée à survivre envers et contre tout, sans illusion sur les contraintes de genre de son époque. Ce serait outrepasser le développement du personnage de Nicole Kidman, son importance à plusieurs instants-clés du récit et son influence sur la trajectoire du protagoniste, ce grand enfant « né de la sauvagerie », victime inconsciente d’un Œdipe mal déroulé… puisque c’est tonton qui a fait la besogne. On souhaiterait un peu de psychologie ? On en trouvera si on se donne la peine de chercher un peu.

Fils d'un universitaire spécialiste de Shakespeare, Eggers se réclame régulièrement du folklore et de l'approche littéraire de ses sujets avant même d'évoquer de "véritables" influences de cinéma. Si cela peut sembler un peu pompeux de prime abord, rappelons-nous qu'il s'agit surtout d'enfoncer une porte ouverte avec les deux pieds, puisque la jonction entre littérature et septième art perdurera invariablement tant que notre civilisation daignera se raconter des histoires en investissant du pognon dans le rendu. En outre, il serait vain d’attendre des références aux Vikings de 1958 de la part d’un réalisateur américain qui explique notamment ne pas avoir été très influencé par le cinéma de son pays, et avoue préférer Bergman, Fritz Lang, Bela Tarr ou même les frères Dardenne à Spielberg ou Terrence Malick. En outre, le film de Richard Fleischer, une fois sorti de son statut de classique hollywoodien, n’est bel et bien que cela : hollywoodien. Et c'est justement ce qui fait son intérêt. Un grand film chevaleresque avec une princesse en détresse et un duel sur le toit d’un château. Historiquement, donc, une épopée médiévale de haut vol, mais nullement un véritable film de vikings, là où The Northman cherche avant tout à reconstituer une époque, à la faire ressentir au spectateur en circonscrivant l’univers et la taille du monde à ce qu’il aurait représenté pour les personnages. Il y a quelque chose de fondamentalement Bergmanien dans la démarche, quelque chose de littéraire, encore une fois, qui peut certes agacer mais qu’on ne pourra accuser d’idiotie qu’au prix de celle du spectateur. La profondeur n'est absente que si l'on refuse de lui prêter attention, et il faudra se laisser transporter dans une autre ère pour pouvoir la sonder. Déjà avec The Witch, on réduisait les enjeux à une famille, une ferme, une grange patibulaire et un mystérieux pan de forêt. The Lighthouse conceptualisait quasiment l’approche, avec son îlot battu par les flots et ses deux personnages (répondant à un seul et unique prénom !) cloîtrés dans leur phare comme deux moines fous en perdition. The Northman, quant à lui, ramène son récit à l’essentiel : la quête d’une vengeance qui passe forcément par la violence de son époque.

La comparaison avec 300 me semble hâtive et paresseuse dans la mesure où elle trahit plutôt le point de vue d’un spectateur qui aurait vu le film de Zack Snyder à sa sortie, aurait désapprouvé le résultat et ne l’aurait pas revu depuis… Sans doute à raison, puisqu’il y a fort à parier qu’un nouveau visionnage lui ferait sûrement encore plus détester l'expérience. Car comparer The Northman à 300 implique d’avoir oublié un certain nombre de choses. Les rhinocéros d’assaut, les commandos perses avec des grenades, les ralentis façon Coupe du Monde… 300 est avant tout un film de surenchère technique, ce qui n’est guère blâmable quand on adapte une BD de Frank Miller, un auteur qui se soucie aussi peu de la pertinence historique que du développement de personnage et pour qui le spectacle et la charge esthétique priment toujours sur la psychologie. Ce n’est pas un procès, c’est un constat. Je reconnais pour ma part de nombreuses qualités à 300, que ce soit en tant que BD ou en tant que film, car les deux se ressemblent. La BD est cinématique là où le film est cartoonesque et je l’accepte car cela fait partie du contrat. Cependant, il m’apparaît que la comparaison avec le film qui nous intéresse ici n’est pas recevable. Si l’on devait effectivement rapprocher The Northman d’un autre genre ultra-masculin, ce serait plutôt le western. Je lui trouve davantage de points communs avec Il Était une fois dans l’Ouest, par exemple. Un orphelin mutique déterminé à se venger, embarqué dans une quête de violence effrénée, qui s’allie à une femme tâchant de survivre désespérément dans une époque qui ne fait aucune concession au féminin. Sur le papier, la revanche d’un prince privé de son royaume évoquerait une place forte, des murs imprenables, des armures, des oriflammes… Et Kirk Douglas en méchant frère (Je ne blâme personne, j'ai moi aussi beaucoup de mal à résister la fossette au menton la plus sexy de l'histoire du cinéma). Mais non. L’oncle d’Amleth a perdu le royaume qu’il a usurpé, il est devenu fermier, élève des moutons et trempe dans la traite d’esclaves pour recruter la manutention. Qu’importe. Les enjeux sont réduits, mais la quête reste la même. La violence sera la même. Qu’on le veuille ou non, The Northman propose bel et bien quelque chose qu’aucun film, à ma connaissance, n’a réellement offert jusqu’ici (à part peut-être le Valhalla Rising de Refn, mais la posture narrative est très différente, à mon sens).

La brutalité sèche du récit est constamment couplée à une réalité humaine qui s’ouvre vers le folklore de son époque. Avec la trivialité apparente de la ferme de Fjolnir, on touche à une dimension presque documentaire du sujet, puisque la représentation guerrière de la culture viking n’est qu’une des nombreuses facettes d’une société par ailleurs dépendante de l'agriculture et l'élevage. Cette intelligence du propos historique n’est bien sûr mentionnée nulle part dans la critique de Télérama, qui viserait à faire passer le film pour une bourrinerie décérébrée pour jeune ado toxique. Épées magiques et renardes messagères (car il s’agit bien d’une femelle… tiens, une autre incursion du féminin ?), deus ex machina littéral avec corbeaux d’Odin en prime ? Absolument. A-t-on déjà connu une époque sans folklore, ou un folklore sans fantastique ? Tout comme il n’y avait nul besoin d’expliquer les sorcières de The Witch ou les sirènes de The Lighthouse, il n’y a nul besoin d’expliciter le skype chamanique et les lames mortuaires de The Northman. Car pour la société de l’époque, il suffit d’ouvrir sa fenêtre à la tombée du jour et de se tourner vers la colline où le vent souffle et les ombres rodent.

Si vous avez vu le film et si vous l’avez apprécié, je ne saurais que trop vous encourager à le voir une nouvelle fois. Ce qui pourrait à première vue donner l'impression d'un manque de profondeur révèle au second visionnage des nuances insoupçonnées. Le méchant tonton, notamment, prend une toute autre dimension, bien plus humaine et contrastée. Et l’effritement du héros est frappant. Son mantra de vengeance passe du fantasme violent d’un enfant traumatisé au désespoir paniqué d’un adulte qui voit son passé s’effondrer après des années de tranchage de têtes pour oublier, pour évacuer… mais surtout pour s’exercer et se préparer au moment fatidique. De nombreuses scènes se démarquent par leur simple poésie, que ce soit les transes tribales à la lumière des flammes, ou cet échange romantique d’une candeur lumineuse, qui voit Amleth et Olga dialoguer à cœur ouvert à la faveur d’un court répit dans une vallée isolée du tumulte vengeur. Deux personnages énonçant ce qui parait une évidence dans notre siècle, mais qui correspond pour eux à une réalisation essentielle de parcours joints par le destin. La prise de conscience de pouvoir compter l’un sur l’autre et d’un lien qui dépasse désormais le simple pacte de deux survivants face à l’adversité. Et pourtant, l’époque reste ce qu’elle est. On peut abandonner la soif de vengeance, mais pas au prix de la sûreté du lignage, qui resterait maudit par une violence généalogique transmise de frère en neveu, d’oncle en cousin, de mère en fils. La conclusion est donc inéluctable, de par cette destinée fatidique que le film convoque à chaque instant. Chaque plan est lourd de sens, chargé de symboles, de messages prémonitoires ou contrariés à dessein. Il me semble bien difficile de ne pas saluer un tel effort de réalisation, un tel acharnement à produire un propos par chaque seconde d’image. Mentionnons d’ailleurs les images, qui sont constamment d’une beauté à couper le souffle, à découvrir impérativement en salles et à ranger à côté du superbe Green Knight de David Lowery sur votre étagère à blu-ray 4K. Pour ceux qui accuseraient Eggers de se regarder filmer, on serait tenté de répondre : heureusement ! Jusqu’à preuve du contraire, la beauté ne se fignole pas en fermant les yeux. Ni les oreilles, d'ailleurs, car le son du film est tout bonnement hallucinant, que ce soit pour ses bruits d'ambiances, sa musique, ou encore la diction des acteurs et la captation des dialogues. Si j’avais en ma possession autant de dextérité formelle et de maîtrise analytique de mon sujet (et beaucoup d'argent, évidemment), je serais le premier à façonner des morceaux de bravoure baroques comme The Northman, qui réussit l’exploit rare et bien trop souvent décrié d’allier un grand divertissement accessible à une performance sensorielle profonde, typée, marquante et unique en son genre. En ce qui me concerne, je ne peux que saluer l'ampleur de la réussite. Si vous n'y êtes pas encore allés, tentez votre chance. Si vous l'avez fait et que vous hésitez encore, retournez-y. Pour ma part, j'y ai trouvé bien du bonheur.

P.S. : Robert Eggers nourrit apparemment l’envie de réaliser une version de Nosferatu, dont il peaufine un script depuis maintenant quelques années. Je ne sais pas pour vous, mais j’ai personnellement très envie de voir ça.

OrpheusJay
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le 24 mai 2022

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