The Gaslight : Tribunal de grande introspectance

– You don't like my directing?
– Ugh, don't be such an old bitch!

M. LE PRÉSIDENT


Puisque comme d'habitude, je ne suis pas foutu d'établir un consensus au sein de moi-même, tiraillé entre respect et fureur, je dois jouer au médiateur. Encore une fois... D'ailleurs, si vous pouviez faire un effort et garder ça court, ce serait franchement appréciable.

J'ouvre donc l'audience d'aujourd'hui pour déterminer la qualité du film The Lighthouse de Robert Eggers. Le procureur peut ouvrir l'échange avec un bref exposé des chefs d'inculpation à l'encontre de l'accusé.


LE PROCUREUR


Merci M. le Président. Les chefs d'inculpation sont assez simples. J'accuse le film d'être une baudruche rodomonte et une amère déception ! On se cogne gentiment quasi 2 heures à regarder deux types élucubrer dans un huis-clos et on s'attend à quelque chose, un truc qui viendrai justifier cet investissement, je sais pas moi... Mais non, au final, le seul message du film, c'est de nous montrer à quel point Eggers est fortiche ! C'est bon, on avait compris, c'était pas la peine de nous infliger 1 h 50 de film pour ça !

Alors forcément, on a une belle image, on sait bien cadrer et monter et on saupoudre le tout de concepts pseudo psycho-philosophiques vagues et tout le monde vient crier au génie. Eh bien, moi non monsieur, c'est trop facile !

Je suis là pour faire l'expérience d'une œuvre d'art, pas pour me faire utiliser comme faire-valoir par un artiste avec un melon tellement massif qu'il arrive pas à le porter seul. Y a un moment ça suffit, j'en ai gros sur la patate ! J'en ai marre d'avoir l'impression de me faire cracher à la gueule par un réal, alors que j'ai vraiment tenté de jouer le jeu et que je lui ai alloué quelques heures de ma vie.


Je partage les mêmes sentiments pour ce film que le personnage de Pattinson à l'égard d'une certaine mouette !

C'est trop insipide pour être qualifié de bon, c'est médiocre au mieux et encore, je suis indulgent !


M. LE PRÉSIDENT


Mmm... Bon, quelle est la réponse de la Défense ?


LA DÉFENSE


M. le Président, comme vous pourrez le constater, je l'espère, ce rustre est bien trop émotif pour être en mesure de poser un jugement impartial. Par ailleurs, comme nous allons le voir ensemble la plupart de ses arguments sont absurdes.

Nous parlons d'un film méticuleusement conçu. Malgré son ton assez sombre, il parvient à y mêler des éléments de comédie avec succès, notamment certaines répliques qui font mouche.

Comme mentionné par le procureur lui-même, l'image est superbe, les plans sont fascinants et mémorables et le montage harmonise le tout élégamment. De plus, les performances des acteurs sont aussi de haute volée et le tout se combine pour créer une atmosphère riche et magnétique.

Or, après tout M. le Président, n'apprécions-nous donc point les films avec une ambiance étoffée et envoûtante ? N'est-ce pas principalement pour cette raison que des films comme Ghost in the Shell, Drive ou In the Mood for Love font partie de nos préférés ? On pourrait aussi citer la filmographie d'Hayao Miyazaki.


M. LE PRÉSIDENT

Certes...


LE PROCUREUR


Ouais, ben quitte à choisir, je préfère être un gros rustre qu'un sale fayot ! Certes, l'ambiance est vraiment bien foutue, sauf que la conclusion, ou en l'occurrence son absence est quand même embêtante pour l'appréciation globale. Il ne suffit pas qu'il soit joli pour faire un bon gâteau, le goût est important aussi !


LA DÉFENSE


M. le Procureur aurait-il donc préféré qu'on lui prémâche tout ? Que le film souligne explicitement en gras son intention dans un langage adapté à ses facultés cognitives limitées ? Et après ça ose critiquer à tort et à travers ailleurs que c'est grossier ? Se plaindre que ça manque de subtilité ?

Si le film reste ambigu, c'est pour laisser de la place à l'interprétation !


LE PROCUREUR


Ah ouais, la super interprétabilité ! La sempiternelle parade du déni plausible des œuvres prétentieuses pour se dédouaner du fait qu'au fond elles n'ont aucune idée de ce qu'elles essayent de dire. Ce serait même pas forcément un problème d'ailleurs, mais bordel arrêtez de faire semblant alors !

Et puis bon, c'est bien gentil de venir parler d'ouverture et de possibilités comme si c'est moi qui venais injecter des attentes tout seul. Si tout le film te harcèle avec une poignée de questions principales tout du long, t'aiguillonne sans arrêt alors que t'avais rien demandé de base, "t'aimerais bien savoir hein, hein", et finit sur "eh ben en fait mystère et boule de gomme lol", en ce qui me concerne, il peut bien aller se faire foutre !

Ils auraient dû appeler le film The Gaslight. En soi, c'est peut-être ça le vrai coup de maître du film ! Il nous rend témoin de l'île et des personnages qui se rendent progressivement de plus en plus fou, quand depuis le début en fait la véritable victime c'est nous ! Ça c'est de l'immersion, je dois bien l'avouer ! Je tire mon chapeau !


LA DÉFENSE


Quelle vision charitable. C'est un peu hypocrite tout ça, ce n'est pas comme si nous avions une dent contre tout type de narration interprétative. Comme mentionnée dans une autre critique, nous apprécions l'histoire de Hotline Miami par exemple, qui est aussi assez, si ce n'est très, vague.


LE PROCUREUR


J'ai pas forcément de problème avec les métaphores et l'ambiguïté, mais c'est bien quand ça sert d'approfondissement à une base existante. Par exemple, il y a plusieurs théories populaires sur différents sous-textes de Fight Club (sur la masculinité, l'homosexualité, etc.). Pour autant, un premier visionnage "au premier degré" nous offre une histoire complète. Et j'utilise cet exemple alors que c'est une œuvre dont je ne suis pas particulièrement admiratif.

L'intrigue de The Lighthouse, prise pour argent comptant, n'est pas très intéressante si ce n'est franchement décevante.

Et Hotline Miami, pour le premier opus au moins, ne se prend pas du tout au sérieux, on en a déjà parlé. De surcroît l'histoire peut-être totalement ignorée sans que cela ne nuise vraiment à l'expérience.

LA DÉFENSE


Tiens, justement parlons-en de lecture plus approfondie, c'était précisément mon deuxième contre-argument ! Simplement parce que le film laisse une ouverture à l'interprétation ne veux pas dire qu'il n'y aucune intentionalité de la part de l'auteur. D'ailleurs, il semble y avoir une théorie prévalente, supportée par plusieurs indices tout au long du film.

Les deux personnages seraient en fait deux parties de la même personne, après tout, ils ont le même nom. Le vieux représentant son sentiment de culpabilité et la lumière du phare la rédemption. L'île serait une forme de purgatoire. Cela expliquerait pourquoi les deux n'arrivent à s'entendre qu'une fois bourrés et que c'est en tuant symboliquement sa culpabilité puis en se la réappropriant (avec les quatre vers), que Tom peux enfin accéder à l'absolution.

La mouette pourrait également représenter Tom, il lui manque un œil, comme c'est le cas du personnage à la fin du film et ainsi que la tête qu'il trouve dans le filet de pêche. C'est l'œil inverse, mais pour certains, ce serait une référence au fait de se voir dans un miroir.

LE PROCUREUR


Oui ben, j'en ai marre des films sur lesquels on est censé écrire une thèse de doctorat suite au visionnage pour pouvoir les apprécier à leur juste valeur. Vous pouvez pas me procurer l'expérience intentionnelle pendant plutôt qu'après ? J'ai pas que ça à foutre de ma vie !

En plus, ça marche à tous les coups, faire un truc vague, bourré de concept et de références disparates et tout le monde se prosterne en béatitude. C'est encore plus frustrant vu que je suis un cérébral de base. Je passe ma vie à me prendre le chou, à gamberger sans arrêt. J'ai pas le droit à un peu de répit dans l'art ?


Je veux vibrer, pas décrypter ! Je dis pas que je ne veux pas qu'une œuvre me fasse réfléchir, au contraire, mais que ça passe d'abord au travers de l'expérience, de l'émotion ! Par l'exemple, l'incarnation, pas la dissertation !


Faut savoir choisir son média aussi ! Si tu veux pondre une œuvre lourde en métaphores et allégories, rédige un poème ! Si t'as envie de faire un argumentaire pseudo-philosophique bourré de références pour nous étaler ta culture et démontrer ton intellect, va écrire un essai et fout nous la paix !


LA DÉFENSE


Des émotions et des thèmes, je viens d'en mentionner ! Quid de la descente dans la folie, l'épreuve de surmonter sa culpabilité et la quête de la rédemption ?


LE PROCUREUR


Ouais, enfin du coup, tout est traité de manière très abstraite, en supposant que ce soit bien là certains des messages de l'œuvre. C'est quoi cette manie de toujours tout vouloir complexifier ? En plus une fois qu'on a décodé tous les symboles, on finit toujours sur des thèmes assez basiques. On ne le ressent jamais, ça doit passer par l'intellectualisation et ça perd beaucoup de son impact et de sa résonnance.

Et puis quitte à faire ça, y avait vraiment besoin de 2 heures ? Je rejoins plusieurs autres critiques sur le sujet, un court-métrage aurait peut-être été plus adapté.


LA DÉFENSE


Enfin ça, c'est un ressenti subjectif, est-ce que tout le monde est censé s'agenouiller face aux préférences de sa seigneurie ? On a plus le droit de ne faire que des œuvres qui lui conviennent ?


LE PROCUREUR


Je ne cherche aucunement à censurer ou à imposer une forme d'art plutôt qu'une autre. Pour autant, je m'octroie en contrepartie le droit de les critiquer avec virulence si je n'y trouve pas grand intérêt.


LA DÉFENSE


C'est bien beau de sacraliser sa perception subjective de "l'intérêt" de l'œuvre, en attendant, ça tombe bien, on en profite pour ignorer toute sa prouesse et sa qualité technique "objective".

Et puis tout le monde n'a pas les mêmes sensibilités, ni la même expérience.

Certains retirent beaucoup de ces œuvres, pour citer la critique positive la plus appréciée sur SC (au moment du visionnage tout du moins) :


Cela peut être une des explications, parmi les innombrables autres que l’on peut trouver ou imaginer. C’est bien là une autre des grandes forces de ce film : ne pas nous livrer d’explication mais favoriser l’imaginaire, créer un lieu où l’esprit des spectateurs peut dériver et façonner ses propres peurs.

LE PROCUREUR


Je ne peux pas être plus à l'opposé de cette vision. Plus ça va, plus cette bouillasse conceptuelle intangible m'est insupportable. Et faut toujours que ça dégouline de présomption en plus. Mater un mec se laisser aller à l'autophilie de son talent pendant de longues heures c'est pas mon trip.

C'est même pas authentique cette merde ! Qu'est-ce que t'essayes de dire à part rouler des mécaniques ? Qu'est-ce qu'il y a de profond qui te parles, qui te pousse à l'action créatrice ? Qu'est-ce que t'essayes d'exprimer de toi ?

On aspire tellement à parler pour tout le monde, qu'au final on ne parle à, ni pour personne, même pas soi-même.


Les obsessionnels de la technique, ceux qui arborent consciencieusement leur estampille de virtuose dans leur domaine et s'y cantonnent religieusement, au fond ne cachent-ils pas simplement derrière leur ambition de perfection et d'universalité démesurée une terreur panique de laisser pointer le bout de leur véritable sensibilité ? Se bâtir une cuirasse de savoir-faire pour divertir et détourner tous risque potentiel de sincèrement déverser ses tripes ? Ou peut-être que pour certains d'entre, fondamentalement, ils n'ont rien d'autre à nous partager mis à part leur maîtrise ?

C'est sûr que ça fait plus mal quand on se fait cracher en plein cœur ouvert, mais pour moi une œuvre dans laquelle on n'a pas essayé d'insuffler au moins une part de qui on est sera toujours d'un intérêt limité, ne pourra jamais dépasser un certain stade. Je préfère mille fois le naufrage sincère et intime au bijou artificiel.


Nous sommes ici face à une matriochka artistique, ça a un très joli extérieur peint, un boulot orfévré aux oignons, et à l'intérieur, ce n'est qu'une récursivité de vide : désespérément creux !


LA DÉFENSE


Pour quelqu'un qui n'a que le mot "prétentieux" à la bouche, on est bien présomptueux ! C'est sacrément culotté de parler pour le réalisateur, s'imaginer mieux le comprendre que lui-même avec ses théories fumeuses ! Moi qui croyais qu'on n'aimait pas les interprétations !

Qu'est-ce qu'on en sait de ce qui l'anime vraiment ? Ça se trouve faire des films super chiadés, avec une intrigue tarabiscotée, une forte précision historique et des jargons inhabituel, c'est une expression vulnérable, profonde et authentique de sa personne.


LE PROCUREUR


Peut-être... Toujours est-il que ça me parle pas des masses.

Il peut faire ce qu'il veut, moi ce qui m'embête, c'est la pression sociale pour toujours encenser ce type d'œuvre. Comme si on était censé trouver ça génial par défaut parce que c'est alambiqué et abscons. Ça va au-delà des films, d'ailleurs bon nombre des oeuvres les plus plébiscités dans différentes formes d'art en font partie. Sans même me concentrer, j'ai déjà plusieurs bouquins et animes qui me viennent en tête.


LA DÉFENSE


C'est une critique totalement différente et bien plus tiède ! Ce n'était pas le suj...


M. LE PRÉSIDENT


Bon, c'est pas que vous m'emmerdez, mais s'était mis d'accord pour faire court. Serait temps de conclure.


Du coup, si je résume dans les grandes lignes, il a de nombreuses qualités et j'étais assez pris dedans. La deuxième moitié commençant à se faire sentir, j'attendais beaucoup de la fin pour justifier le tout, mais je n'ai pas été convaincu, c'est le moins de le dire. Du coup, le respect a cédé la place à la déception, et même la colère.


Bref, c'est pas mal, cependant il y a certains défauts un peu trop embêtants pour pouvoir le considérer comme étant très bon, comme je l'espérais initialement.

C'est pas évident à noter vu que la qualité globale est assez hétéroclite, déchirée entre du très bon et du foutage de gueule. On va donc se contenter d'un 6 pour l'instant.


Peut-être que si je le revoie à l'occasion, avec des attentes plus appropriées, j'en retirerais une différente conclusion, plus favorable. Mais là, il fallait donner voix à plusieurs perspectives, y compris les moins élogieuses.


Ce type de cinéma a tendance à me foutre les nerfs, c'est un truc.


(PS: Je honnis l'éditeur de texte de SC, dans la tentative de rendre ça plus "user-friendly" ça limite ridiculement la flexibilité et l'ergonomie. Ce serait beau un importeur de markdown.)

ashtrail
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le 24 juil. 2022

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ashtrail

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