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Par un beau jour d'été des années 2000, alors que ma mère empruntait de quoi bouquiner pour quelques semaines sur la plage, la bibliothécaire lui a demandé des nouvelles de son fils. Réponse maternelle : "En ce moment, il est à fond dans l'amour courtois." La prêteuse de livres : "Oh, c'est la puberté, ça ! Ne vous en faites pas, ça finira par lui passer..." Si seulement c'était si facile. Voyez-vous, ce qu’il faut comprendre de cet échange, c’est que la réponse de ma mère n’était absolument pas une boutade à propos de mes montées d'hormones. C'était même très sérieux et (je m'en rends compte maintenant) un peu alarmant. A l’époque, j’avais 12 ans, j’étais un collégien très solitaire et je me trouvais bel et bien au milieu d'un marathon personnel de lectures médiévales. Je dévorais Chrétien de Troyes et Thomas Malory à longueur de journée. J’avais même lu la version inachevée de John Steinbeck et j'avais commencé à plancher sur ma propre réécriture du cycle arthurien. J'étais quand même sacrément frappé. Nous y voilà.

The Green Knight, soit l'une de mes attentes les plus mammouthesques de l'année. En tant que nouveau projet de David Lowery, dont j'avais beaucoup apprécié les précédents longs-métrages, en tant que nouvelle grosse sortie A24 (comme beaucoup ici, je leur accorde une confiance quasi-aveugle) mais également et surtout du fait de mon appétit personnel pour les récits de chevaliers errants, un genre historiquement très représenté en littérature mais presque absent du grand écran. Plus particulièrement, l'idée d'une adaptation de l'aventure de Gauvain et du Chevalier Vert avait de quoi piquer au curare ma curiosité romanesque, tant le récit en question semble axé sur le fondement des valeurs de chevalerie traditionnelle. La bande-annonce avait achevé de faire monter mon palpitant et ma déception face à la sortie du film exclusivement sur Amazon dans nos contrées n'en fut que plus amère. Mon cardiologue s'épongeait le front et moi, j'étais tristoune.

Et pourtant… Quel film… Encore une fois, j'avoue humblement être de ceux qui privilégient l'évasion visuelle et l'inventivité onirique à une narration parfaitement huilée. Mon impuissance face à la magie de l’image étant prouvée jusqu’au point de non retour, il est peu surprenant que le film m’ait ravi à un tel point. Dire que j’ai été servi est un euphémisme dans la mesure où ce genre de plat ne peut que me donner envie d’en reprendre une assiette. Mais... revenons plutôt à Gauvain.

Dans la geste arthurienne d'époque, il est l'un des parangons absolus de son corps de métier. Gauvain représente peu ou prou la figure du chevalier telle que la postérité nous la fait encore concevoir. On pourrait même réduire le profil type « Table Ronde » à un triangle Lancelot / Perceval / Gauvain. Le premier est un héros tragique perdu par son unique faille (un amour interdit que le passage à l'acte rend forcément adultère), le second une figure christique littéralement vouée corps et âme à une quête sacrée qui exige son sacrifice ; et le troisième est... un homme. Gauvain est glorieusement humain. Imparfait, potentiellement faillible, parfois malhabile, le neveu du Roi Arthur est par-dessus tout celui à qui la bonne volonté ne fait jamais défaut. Ses motivations ne peuvent être questionnées car il n'a de cesse de surpasser ses limites par la valeur exemplaire de sa conduite. Gauvain ne renonce jamais, car ses efforts paient toujours. Là où l’héroïsme de Lancelot semble inné et où celui de Perceval s’apparente à une vocation mystique, l’héroïsme de Gauvain est profondément humain, acquis au prix d’essais, d’erreurs et d’exploits qui ont formé son rapport au monde. A ce titre, il est couramment considéré comme le meilleur des compagnons de la Table Ronde, précisément parce que sa valeur provient d’une expérience de terrain. Or, c’est justement ce processus que The Green Knight se propose d’explorer. Je vois dans le titre un double sens sans doute délibéré. En effet, le poème d’origine est intitulé « Sire Gauvain et le Chevalier Vert ». Deux personnages distincts, donc. Or, en anglais, l’adjectif « green » s’applique également à un novice, un tempérament encore peu aguerri, dans un sens à peu près équivalent à « bleu » en français. Le Gauvain du poème était un preux déjà rompu au combat et auréolé d’exploits, là où le personnage incarné avec panache par Dev Patel n’est encore qu’une projection de chevalier en devenir, plus proche de l’écuyer bravache, envieux, complexé et mythomane que du modèle de mesure et de charisme rutilant qu’on attendrait d’un représentant de la célèbre tablée. Même son lien de sang avec son royal tonton est mis sur la sellette, comme si la place de Gauvain à la cour était davantage due à une manœuvre népotique qu’à sa vaillance au combat… puisqu’il n’a encore jamais croisé le fer. Sans surprise, c’est bien cette conscience d’un manque de bagage héroïque qui sert de déclencheur au récit. L’envie dévorante du fait d’armes, de la bonne baston, du palmarès de bottage de cul (ou, dans le cas présent, de coupage de tête), de la grosse castagne rocambolesque à raconter aux copains autour d’un gueuleton, voilà ce qui pousse le jeune Gauvain bleu-vert du film à relever le défi du géant en armure moussue, sorte de Slyvebarbe sorti d’une pochette de black metal et venu s’incruster à poney en plein milieu de la raclette de Noël du roi Arthur. Ce qui fait se lever Gauvain n’est pas la vaillance, la vertu ou la noblesse de cœur (dans le poème d’origine, Gauvain s’insurge pour défendre l'honneur de tous ses compagnons d’armes importunés par le trouble-fête), mais au contraire l’envie dévorante de prouver à tous, sinon de vérifier pour lui-même, qu’il est effectivement doté de tous ces traits chevaleresques. Or, une fois sur le chemin, la question prend une tournure bien plus lourde de sens.

Que se passe-t-il durant le voyage ? Où commence l'errance ? A quel moment perd-on véritablement son but ou son chemin ? Qu’est-ce qu’un chevalier errant, sinon un loup sans sa meute ? Et qu’arrive-t-il lorsque le loup en question n’est encore qu’un louveteau convoitant un trophée de chasse sans doute un peu trop robuste pour son humble armature physique et mentale ? Qu’est-ce que la vaillance ? La noblesse est-elle innée ou acquise, un don du sang ou un mérite durement arraché à la vie ? Quelle est désormais la différence entre ce preux en goguette forcée, séparé de la compagnie à laquelle il appartient, et un vulgaire gueux du dimanche parti aux champignons ? Le voyage sera-t-il suffisamment long et fructueux pour que la métamorphose opère totalement ? Dans ce cas, pourquoi ne pas traîner un peu en route ? A moins que les rencontres ne s’avèrent périlleuses ? Auquel cas, était-ce vraiment une bonne idée de quitter le château ? Était-il moins risqué de ne pas partir du tout et de risquer le mépris des copains ? Le fait de partir est-il déjà un acte héroïque en soi ? N'y a t-il vraiment que l'intention qui compte ? Est-il possible de laisser derrière soi sa lâcheté et sa honte pour muer vers quelque chose d'absolument supérieur ? La perfection ne revient-elle pas à nier son humanité fondamentale ? Etc., etc. En bref, la question du prix de l’héroïsme, à la fois au sens de tribut de passage et de récompense au bout du voyage. Une fois seul sur les routes, sans témoins pour louer sa vaillance ou huer sa couardise, qu’adviendra-t-il du jeune chevalier errant ? Un jeune Lancelot pourrait à coup sûr compter sur son ADN. Un jeune Perceval serait sauvé par sa foi. Pour le jeune Gauvain, il s’agit tout simplement faire les bons choix, ce qui s’avère bien plus traître et insidieux qu’il n’y paraîtrait, à plus forte raison quand l’instigateur de son voyage semble l’épier de toutes parts… sans pour autant se montrer.

La quête de Gauvain n’a de cesse de le réduire à sa propre insignifiance, que ce soit en donnant le dessus aux manants du bas de l’échelle sociale, en ouvrant des espaces infinis que la caméra peine à embrasser (quelle tristesse de ne pouvoir en profiter dans une grande salle obscure…), en frustrant sa jouissance charnelle ou en faisant littéralement jaillir des géants de l’horizon. La photographie et la direction artistique sont tout bonnement sublimes, façonnant un livre d’images dantesques à la hauteur de ce que l’on attendrait d’un récit d’errance fantastique. Je dois bien avouer que je salive à l’annonce du Peter & Wendy que Lowery prépare pour Disney (sans doute la seule production de la firme à grandes oreilles qui suscite actuellement mon enthousiasme).

Je me refuse à élaborer plus en détails sur le dénouement du film, qui a tout de même l’élégance ambiguë de ne pas expliciter la fin de la légende sur laquelle il se base. Si vous n’êtes pas familiers avec le poème médiéval, je vous conseille de voir le film en novices et d'en tirer vos propres conclusions, avant d’aller dénicher la fin du récit d’époque pour en avoir le cœur net. Il se pourrait que vous soyez au moins aussi surpris (et verdâtres) que Gauvain lui-même. Au final, la difficulté ne vient pas des erreurs que nous commettons, mais plutôt de notre capacité à en tirer des leçons adéquates. Le vrai défi n’est pas de porter un coup mortel, mais bien de savoir si l’on reconnaîtra la tête qui roulera à nos pieds. Et si c'est effectivement le cas, pourra-t-on réellement lui faire face sans faillir ?

OrpheusJay
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le 29 mai 2022

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