Rubrique spectacle - p°76 : Les parenthèses enchantées

Même en matière de cinéma, tant chez le simple spectateur que du côté des imposés critiques, tout passe, tout lasse. Et la propension à brûler aujourd'hui ce que l'on adorait la veille demeure une pose communément partagée.


Comment appeler autrement une telle attitude quand une frange non négligeable du public dénigrait, en 2017, La Forme de l'Eau ? Ou encore, pour préparer comme il se devait la sortie de Dune, le fait que certains sites de plumitifs posaient la question de savoir si Denis Villeneuve n'était pas un cinéaste surestimé ?


Ainsi, The French Dispatch serait considéré comme le Wes Anderson de trop, le film certes toujours aussi joli, mais froid et et sans affect. Si même la statue de l'enfant chéri d'une certaine critique est déboulonnée, on peut légitimement se demander où va la cinéphilie à l'heure où la sonorisation du stade de France est offerte, par les réseaux sociaux et le buzz idiot, à n'importe quel avis en forme de babillage dérisoire de cabine téléphonique friturée.


Pourtant, The French Dispatch pourra être vu comme l'oeuvre où Wes Anderson a poussé le plus loin ce qui était considéré jusqu'ici comme ces qualités. Ses sublimes décors, la recherche de la symétrie maniaque, le soin extrême du moindre détail, ses mouvements de caméra aussi simples que nonchalants ou encore ses cadres soignés.


J'allais presque oublier son humour passant du pince-sans-rire au gentiment absurde, apposé sur une carte postale en forme de chromo à l'occasion d'une visite d'une petite ville française fortement typée sixties.


Sans doute la forme adoptée pour justifier son titre heurtera les habitués. Mais il s'agit de causer de la vie d'un journal, après tout. Et donc quoi de plus judicieux que de recourir à la forme de l'anthologie, comme autant d'articles mis en scènes sur un train d'enfer et où la troupe du mélancolique Texan passe faire coucou ?


L'oeuvre met aussi en avant l'une des obsessions de l'ami Wes : l'écriture et le littéraire, sous tous leurs aspects. En effet, combien de ses personnages sont en rapport avec cet art ? De nombreux, dans presque chacun de ses films. Le médium hante chacun d'entre eux. Encore plus son dernier opus, divisé en rubriques, collant aux basques des journalistes, empruntant parfois le chemin de la pièce de théâtre dans une magnifique idée de mise en scène d'une fluidité diabolique.


Et si beaucoup semblent reprocher à Wes Anderson le fait que la pléthore de personnages convoqués (en forme de coquille vide) empêche son dernier-né de susciter l'émotion, d'où une certaine froideur. Mais il y aurait presque comme un malentendu à mon sens à l'heure des comptes et de la sortie de la salle projetant The French Dispatch.


Car était-ce vraiment là une volonté de Wes Anderson sur cette oeuvre ?


Pas sûr, vu qu'une drôle d'impression parfume le film, à la réflexion. Car on rit, on sourit, on détecte de la part du réalisateur certaines intentions d'hommages au cinéma français, certains légers commentaires sociaux, politiques ou artistiques (la critique en prenant pour son grade). Oui.


Mais The French Dispatch, s'il est encore articulé sur le thème de la famille, semble surtout encapsuler le cinéma d'Anderson hors du temps, comme si celui-ci voulait le mettre sur pause, en réaction à notre temps toujours plus pressé, et où l'information coule dans des tuyaux en constant débit.
Quant au journal décrit tout le long de la projection, au fil de la lecture, devient presque vivant, comme animé, alors même qu'il s'agit d'un dernier numéro. Il digresse comme les personnages qui l'habitent, tandis que les articles qu'il recèle s'imposent comme autant de parenthèses enchantées qui ont happé le lecteur (et le spectateur) dans leur petit monde. Des parenthèses qui sautent du coq à l'âne, comme si l'oeil de l'abonné se laissait entraîner, lorgnait du côté des pages couleurs ou encore du traditionnel strip, ici exécuté en mode dessin animé (tendance Ligne Claire) le temps de quelques minutes débridées.


La représentation des journalistes et autres critiques, un brin snobs, mais qui, il faut le reconnaître, écrivent comme des dieux, montre quant à elle que Wes Anderson regrette, par la mort du journal qu'il met en scène et dans une mélancolie délicate, le pouvoir incommensurable de l'écrit sur l'imaginaire, ainsi que les sensations presque charnelles du papier sous les doigts.


Pour un film distrayant mais soi-disant dénué d'émotions, cela passerait presque pour un exploit.


Behind_the_Mask, qui se demande où il va mettre sa plume.

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le 18 nov. 2021

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