Au bout du dixième long-métrage, que peut-on encore espérer d'un film de Wes Anderson ?
...Qu'il sache une fois de plus nous offrir un de ses nouveaux univers si propres à lui ?
...Qu'il démontre encore une fois son talent à faire fourmiller ses cadres et ses décors de détails savoureux de méticulosité ?
...Ou bien enfin qu'il nous livre une fois de plus une intrigue riche de personnages et d'incongruïtés dont presque lui seul a le secret ?


A force d'enchaîner les pièces magistrales, Wes Anderson cultive l'exigence et les attentes. Et au sortir de ce French Dispatch force nous est à tous de constater que le réalisateur texan n'a transigé sur aucun des aspects qui fait désormais l'identité de son cinéma : univers riche et dense, mise-en-scène orchestrée au millimètre et foisonnant d'idées, galerie interminable d'acteurs de talent qui se régalent en cabotinnage.
Tout est là, sans omission ni relâchement aucun. La recette est restituée à la lettre. Et ç'en serait presque le premier problème.


Parce qu'au bout de dix films, Anderson ne surprend (presque) plus.
Ah ça c'est joli. On se régale. Mais à force d'enchaîner les décors façon maison de poupées et livres à glissières, les figures blasées ne sachant réagir face aux situations émotionnelles fortes et les scènes d'action inoffensives à la mode des vieux cartoons, on a fini par apprendre la chanson par coeur au point de savoir en entonner le refrain à peine les premières notes jouées.


Malgré tout, me concernant, ça aurait pu – une fois de plus – fonctionner comme face aux dernières productions du maître. Après tout ce que je dis là au sujet de ce The French Dispatch était déjà valable pour L'île aux chiens avant lui, mais aussi pour Grand Budapest Hôtel encore avant lui. Et pourtant, à chaque fois me concernant, la magie avait toujours réussi à opérer. Je me suis à chaque fois laissé emporter.
Alors pourquoi, dans ce cas précis de ce The French Dispatch j'ai trouvé que la mécanique commençait à se gripper ?


D'une part l'effet d'accumulation n'est certes pas à négliger. Mais d'autre part, je pense aussi que l'un des soucis majeurs de ce film vient du choix narratif qu'il adopte.
Car jusqu'à présent, les mécaniques d"Anderson avaient ceci de gracieux qu'elles savaient dégager des humanités singulières, notamment dans leur manière de s'animer. A chaque fois des parcours se dessinaient, des tragédies qui n'en étaient pas vraiment s'imposaient, des relations se nouaient.
L'air de rien, sans qu'il n'y paraisse – et ce French Dispatch tend à me le confirmer – la magie d'un film d'Anderson ne reposait pas seulement sur les seuls galeries de décors et de personnages ainsi que sur les contrepieds permanents qu'aime échafauder l'auteur, mais elle tenait aussi sur cette habilité qui consistait à savoir insuffler de l'humanité dans cette étrange machinerie ; cette humanité qui n'en devenait que plus touchante qu'elle se mettait en branle tout le long d'un schéma narratif complet.


Mais là, dans ce The French Dispatch, rien de tout ça.
Au lieu d'une seule et unique intrigue Anderson prend pour parti d'enchaîner les saynètes sans d'autres liens que ce quotidien de presse écrite qui est censé les enchainer feuille après feuille : le fameux dispatch.
L'intérêt d'un tel choix et sa justification se comprennent pleinement d'un point de vue artistique. L'ambition manifeste d'Anderson était visiblement ici de donner corps à ce que le cinéma français d'hier et d'avant-hier a su forger comme univers en lui : des labyrinthes du Mon oncle de Jacques Tati aux fusillades à la Lautner, de l'esprit révolutionnaire de Godard aux polars à la Melville, tout est mobilisé au service d'un jeu de collages mental qui multiplie les références et les images d'Épinal.
C'est certes fouillé et dense – ça n'arrête pas – mais pour faire rentrer autant dans si peu, Anderson a donc fait le choix de fragmenter l'intrigue pour mieux multiplier les univers et les galeries de personnages...
...Or selon moi c'est là que ça coince. C'est là qu'à mon sens on perd quelque-chose.


Parce qu'à fragmenter les intrigues tout en maintenant une grande densité de personnages et de lieux, Anderson peine à développer chacune de ses pièces si bien qu'aucune d'entre elles n'a l'opportunité d'évoluer au-delà de résolutions au fond bien restreintes et peu fouillées.
Ainsi chaque personnage se retrouve-t-il réduit qu'à n'être qu'un pantin incongru portant sur lui toutes les représentations qu'Anderson a voulu coller sur lui et qui, à aucun moment, ne dispose de l'envergure nécessaire pour s'animer vraiment.


De là ai-je vécu ce film comme un enchainement de décors et de personnages ; décors et personnages n'apparaissant dès lors à mes yeux que comme un simple enchaînement d'andersonneries d'usage.
Prenez ici un habituel Bill Murray posé dans son habituelle maison de poupées à discuter avec un habituel Owen Wilson racontant son parcours dans l'habituel univers andersonien... Et puis une fois la chose accomplie faites un petit tour et puis s'en vont-ils pour que d'autres andersonneries leurs emboitent le pas.


Alors oui, ça bouillonne de créativité à chaque instant. Oui on ne s'ennuie jamais vraiment pour peu qu'on ait une fibre d'esthète ou qu'on apprécie particulièrement cette impressionnante galerie d'actrices et d'acteurs, mais au final rien ne s'anime vraiment. Et en cela The French Dispatch tiendrait presque plus d'une expo –certes foisonnante – que d'une véritable aventure comme ça a pu être le cas au sein des précédents films de l'auteur.


Or tout ça me conduit fort logiquement à me poser une question : après dix long-métrages, a-t-on fait le tour de Wes Anderson ?
...Ou pour reprendre ce que je demandais en ce début de billet : en Wes Anderson il y a-t-il encore quelque-chose à espérer ?
J'aime encore aujourd'hui penser que oui.
Mais à force de multiplier ses andersonneries sans trop se renouveler, l'auteur prend le risque de transformer son extraordinaire en commun.
Or quelle magie reste-t-il encore quand le spectateur connaît le tour à merveille ?
Une question qui, je l'espère, saura animer l'esprit du grand Wes quand viendra le moment de franchir la dizaine...

lhomme-grenouille
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le 28 oct. 2021

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