Compter les cartes, sans chercher à les abattre pour abattre son adversaire, cela revient à égrener les minutes qui vous séparent de la fin de la partie, de ce moment tant attendu où l’on peut se retirer sur un all-in et se débarrasser enfin de ces jetons entassés comme autant de fardeau sur sa conscience. Compter les cartes, c’est se préparer à la fin du jeu et à la promesse de sa sentence suprême, celle qui offre au joueur la possibilité de sortir enfin d’un présent empoisonné par son passé.


« Bet small, lose small ». Telle est la devise de celui qui cherche moins la gloire que le retrait discret des tables de jeu. William Tell – dont le nom rappelle Guillaume Tell, la légende échappée de l’Histoire - n’aspire ainsi qu’au retrait, physique et surtout spirituel, comme a pu le faire avant lui Ernst Toller, le principal protagoniste de First Reformed : deux personnages obsédés par la repentance, désireux d’affronter leur propre conscience à travers l’écriture d’un récit intimiste (comme le symbolise cette chambre, lieu principal de l’histoire, dans laquelle s’élabore un journal intime). Une dimension que Paul Schrader explore sans relâche avec The Card Counter, faisant de ce soi-disant film de poker un voyage introspectif et post-traumatique au pessimisme si puissant qu’il met en péril l’idée même de rédemption.


Une quête de pardon impossible récurrente dans le cinéma de Schrader, rappelant notamment le fameux scénario de Taxi Driver dont The Card Counter semble renouveler la teneur à l’aune de cette Amérique post-11 septembre. À l’instar de Travis Bickle, William Tell est un vétéran qui traîne son fardeau dans une société aux allures de purgatoire, perdue quelque part entre Paradis et Enfer. Pas de milieu urbain new-yorkais ou de taxi ici, mais un casino, temple habituellement dédié au culte du capitalisme, qui se retrouve filmé comme un milieu carcéral : tout est vide, froid, désincarné. Et c’est dans ce lieu pénitencier que Tell fait pénitence, calculant les cartes pour faire passer le temps des remords et se dissoudre dans l’espace sans laisser de trace.


Épousant la psyché torturée de son héros, la mise en scène de Schrader brille par sa capacité évocatrice, faisant de la réalité du casino une sorte d’univers flottant, artificiel et cloisonné, où l’errance est de mise. Schrader chasse, ainsi, de l’écran le glamour et le spectaculaire afin d’ériger un monde dans lequel les salles de jeux sont ternes, les parties de cartes jamais fiévreuses et où la vie est lourdement monotone. Il privilégie pour cela les mouvements de caméra discrets, les travellings avant et les fondus au noir doucereux, ainsi que les délicats effets de ralenti (notamment lorsqu’un linceul blanc recouvre les meubles de la chambre d’hôtel) ou encore les surimpressions sonores. Un détail qui a son importance puisqu’il fait du hors champ le symbole de l’élégance stylistique, refusant grâce à lui l’exhibition putassière (les meurtres se dérouleront hors de notre vue) afin de mieux travailler l’imaginaire du spectateur (la remarquable association entre la musique envoûtante de Robert Levon Beam et les sonorités diffuses de souffle, d’échos et d’expirations).


Ce qui se passe à l’écran, évidemment, a toujours son importance dramatique, grâce notamment à Oscar Isaac dont la performance intériorisée explicite à merveille la solitude et le retrait émotionnel. Avec lui, l’intérêt dramatique quitte la partie de poker pour devenir existentiel, faisant de sa capacité à se maintenir en retrait le principal enjeu de la narration : pour tenter de se racheter, il ne doit plus commettre les mêmes erreurs, adopter les mêmes réflexes immoraux qui l’ont conduit à la torture en Irak. Au sein du casino, il retrouve les mêmes mécanismes pernicieux qu’à Abou Ghraib (perte du lien avec la réalité, rapport de domination, sentiment grisant de toute-puissance...). En refusant de mettre la main dans l’engrenage, en restant en retrait de l’effervescence liée à l’appât du gain, il renoue avec son humanité, en se construisant une famille de raccroc, comme dans La Couleur de l’argent, avec Linda, la gérante d’une écurie de joueurs, et Cirk, le fils torturé.


Un schéma narratif caractéristique du cinéma moral de Schrader, explicitant le désarroi dans lequel se trouvent les Etats-Unis, qui peine toutefois à avoir la densité souhaitée : on ne retrouve pas l’ampleur des drames qu’il écrivit pour Scorsese (Taxi driver, Raging Bull), ni la portée sociale de certaines de ses réalisations passées (Blue Collar, American Gigolo). Et puis, The Card Counter s'empêtre également dans quelques maladresses ou facilités, comme cette allégorie peu subtile du capitalisme qu’est Mr. USA. Pour le reste Schrader pousse son cinéma vers une épure des plus appréciables, en réalisant la fascinante synthèse du cheminement individuel de ses personnages antérieurs (en voulant sauver son âme, Tell cherche à sauver les âmes perdues, comme Travis avec Iris dans Taxi Driver, George C. Scott avec sa fille dans Hardcore, etc.), en concrétisant pleinement sa filiation avec le cinéma de Bresson, son modèle absolu (le journal intime en voix off qui cite Journal d’un Curé de campagne, le rapprochement des mains qui rappelle Pickpocket..).


En faisant du casino un univers désenchanté, The Card Counter associe avec tact la tragédie individuelle, celle d’un homme blessé cherchant à expier ses fautes, à la tragédie d’un peuple qui voit ses rêves de grandeur être reniés. Film certes pessimiste, The Card Counter se veut être lucide et critique à l’égard de son pays, montrant sa dimension infernale (les visions oniriques d’Abu Ghraib, les flashes de torture filmés au grand angle), sans s’empêcher d’espérer pour autant : comme le souligne avec poésie cette scène avec Tell et La Linda dans le parc d’attractions coloré, séquence au cours de laquelle le sentiment affirme sa supériorité sur l’ignominie du monde.

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le 3 janv. 2022

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