Tout historien du cinéma qui se respecte sait que la filmographie d’Otto Preminger est à marquer d’une pierre blanche. S’enchainent à tour de rôle « Laura », « Mark Dixon, détective », « Un si doux Visage », « Carmen Jones », « L’homme au bras d’or », « Bonjour Tristesse », « Autopsie d’un meurtre » ou « Bunny Lake a disparu », investissant les salles obscures avec plus ou moins de succès mais agissant toujours aujourd’hui comme de véritables coups de poing dans le ventre. Mais s'il reste aujourd’hui connu et reconnu pour avoir offert ses lettres de noblesse au genre du film noir en lui donnant de nombreux archétypes, le réalisateur né en Autriche est également un empereur de la dissection du système américain (notamment politique et judiciaire), ce qu’il ne manque pas de faire avec l’un de ses derniers films : « Tempête à Washington ».


Comme son titre l’indique, le film se déroule dans la ville maitresse des Etats-Unis, se passant dans son ensemble à l’intérieur du sénat, où circulent jeux de magouille et chantage, et où sueurs et costards fantomatiques investissent des débats houleux. En plein temple de la corruption, Preminger a l’intelligence d’identifier le spectateur à aucun personnage en particulier, visant sa caméra sur plusieurs d’entre eux et les transformant en ombre une fois sortis du cadre. Conférant à son film une ambiguïté des plus salvatrices, il s’offre en plus quelques plaisirs, de la diffusion d’un air de Frank Sinatra dans un club gay aux prises de vue laissant éclater une maitrise visuelle incontestable, sans circonlocutions.


Bien évidemment, difficile de ne pas faire ressurgir « Mr. Smith au Sénat », réalisé trente années plus tôt par Frank Capra, qui dénonçait également la corruption et les mensonges présents dans l'ombre de Lincoln. Sauf que contrairement à Capra, Preminger ne fait certainement pas sourire. Son film est sombre, vif et pétrifiant de réalisme. Ressemblant à une aventure aux quatre coins des Etats-Unis pour ensuite refaire surface comme un huis-clos anxiogène, « Tempête à Washington » aborde des sujets particulièrement tabous à l’époque de sa sortie, tel que l’homosexualité et le communisme que les deux personnages concernés ne peuvent assumer alors qu’ils n’ont fait que flirter avec, dans les deux cas. Au-delà du simple aspect documentaire, Preminger, en grand habitué de la censure, plonge dans les coulisses du pouvoir pour, en faveur d’une affaire mineure, démonter le mécanisme implacable de l’horloge politique.


Si le film démarre via la courtoisie, on ne tarde pas à se rendre compte que chaque personnage a quelque chose à cacher, et que la trahison est de rigueur. À ce titre, le film n’a pas de héros, seulement des anti-héros envers lesquels notre attachement varie en fonction de leurs actions. Aucun personnage ne fait figure d’idéal auquel le spectateur pourrait s’identifier, et Preminger détruit méticuleusement ses jouets. Le cinéaste, qui n’a jamais caché son appartenance politique à la gauche, dénonce notamment la traque absurde du communisme, et outre sa documentation hors-paire, il utilise les complexes de ses protagonistes pour transformer son film en drame poignant, notamment lorsque le mixeur politique vient anéantir leurs destins, ainsi que leurs familles.


La mise en scène extasie de part son autodidactisme, inspirant une fluidité captivante rendant encore plus crédible cette observation froide et amère, non pas de la politique en particulier : mais du processus qui va jusqu’à l’asphyxier. « Tempête à Washington » est un film tempétueux, ambigu, grisant, bouillant, mais inondé par un art exquis de la nuance. En montrant la malversation autant que la grandeur, Preminger réussit l’un de ses plus grands ¬— et derniers — coups de maitre. Grand.

Kiwi-
8
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur.

Créée

le 21 janv. 2016

Critique lue 1K fois

33 j'aime

Critique lue 1K fois

33

D'autres avis sur Tempête à Washington

Tempête à Washington
Plume231
7

Un drame autant humain que politique et le dernier tour de piste de l'immense Charles Laughton !

Les arcanes de la politique américaine, sous l’œil du réalisateur d'Autopsie d'un meurtre, ça donne Tempête à Washington qui, sans aucun manichéisme, présente une galerie de personnages faisant...

le 8 juin 2014

18 j'aime

3

Tempête à Washington
Aramis
8

Château de cartes

C’est dans les alcôves de Washington qu’Otto Preminger situe son film de 1962, « Advise and Consent ». Appartenant au sous-genre du thriller politique, le film s’attache à plonger le spectateur dans...

le 26 sept. 2015

15 j'aime

3

Tempête à Washington
Moorhuhn
8

"La politique est une guerre sans effusion de sang et la guerre une politique sanglante"

Mon premier Preminger, un réalisateur que je voulais découvrir depuis un moment et un très bon film à l'arrivée, Tempête à Washington est intelligent en plus d'être doté d'une fort belle maîtrise...

le 20 mai 2012

12 j'aime

Du même critique

Mademoiselle
Kiwi-
9

Édulcorée(s).

Déjà reconnu pour ses incursions dans le domaine du thriller machiavélique diaboliquement érotique, Park Chan-Wook s'aventure avec « Mademoiselle » dans un film de manipulation opulent se déroulant...

le 23 mai 2016

108 j'aime

8

Seul sur Mars
Kiwi-
8

Le Gai savoir.

La semaine où la NASA annonce officiellement avoir trouvé de l’eau sur Mars, Ridley Scott, jadis grand créateur d’atmosphère, sort son nouveau film sur un homme égaré sur la planète rouge après avoir...

le 21 oct. 2015

97 j'aime

4

The Neon Demon
Kiwi-
10

Cadavre exquis.

Devil's dance. Seconde escapade de Nicolas Winding Refn à Los Angeles, « The Neon Demon » s'ouvre sur un long travelling arrière dévoilant le cadavre d'une jeune poupée, dont le regard vide fixe...

le 24 mai 2016

96 j'aime

18