On ne pouvait rêver, pour démonter les rouages de ce microcosme en ébullition qu’est l’appareil politique américain, cinéaste plus approprié qu’Otto Preminger. Rarement l’Institution, à laquelle on l’associe souvent, aura dévoilé à ce point la vertu structurante qui convient à la précision et à l’impartialité quasi procédurières de sa méthode. Soit l’hémicycle comme berceau de la démocratie éternellement renaissante ; mieux encore, le dôme du Capitole, stylisé par Saul Bass, comme ventre maternel qui, au terme du générique, s’ouvre et se referme pour laisser apparaître le nom du réalisateur. Tempête à Washington débute sur le plan d’un vendeur de journaux annonçant la nomination, par le Président des États-Unis, d’un nouveau secrétaire d’État, Robert Leffingwell, pour laquelle est requise l’investiture du Sénat. Ce fait inaugural met en branle d’immenses flux d’énergies, déchaîne les passions, les ardeurs et les calculs, toute une somme d’intérêts humains, des plus nobles aux plus mesquins. Dans cette cascade d’attaques franches ou sournoises, de règlements de compte, de chantages et de manigances tactiques, la rancune, l’opportunisme, la peur, l’égoïsme inspirent autant que la raison d’État. En se développant, l’affaire joue le rôle d’un révélateur : elle éclaire d’une lumière crue tous ceux qui s’y trouvent mêlés, les traque et les contraint à dévoiler leur nature profonde. Des torrents de boue sont soulevés. Et quand l’épilogue arrive, chacun se retrouve à visage découvert. Le mouvement, qui s’épuise de lui-même avec la disparition de celui qui l’a provoqué, sans que rien n’ait été résolu puisque l’élection du candidat au poste est finalement avortée, ordonne un combat de titans, mobilise une sorte d’Olympe dont le Zeus affaibli se doit de lutter jusqu’à la mort pour imposer ses décisions. Et cet Olympe est pourtant un monde quotidien où s’agite une faune de dieux se comportant comme des animaux implacables, tapis dans leur tanière, rôdant les uns autour des autres, apparaissant et disparaissant au gré d’évènements dont ils se croient les maîtres mais dont ils ne sont que les victimes.


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Tout le film n’est donc qu’intrigues de couloir, joutes verbales, stratégies souterraines, jeux d’influence. La première force qui l’anime est la volonté intransigeante, crispée et fixe comme une étreinte de cadavre, du Président. Elle éveille des échos, suscite un enchaînement sans riposte possible de réactions, provoque des remous tels que Leffingwell, soupçonné d’accointances communistes, est vite englouti. Une série d’ébranlements s’opère à partir du choc initial, le prolonge et le dilate, lui conférant sa véritable fonction : être l’élan originel qui ne dure plus que dans ses résonances vibratoires. C’est une constante de la démarche premingerienne que de créer une suite accélérée de répercussions qui se répondent et se nouent pour se dénouer ensuite avec plus de violence. Il en est ainsi de Brig Anderson. Il se croit d’abord assez fort et pur pour oublier les différends qui l’opposèrent à Leffingwell. En acceptant de présider la commission d’enquête, il met un doigt dans l’engrenage et y passe tout entier. Il pense pouvoir se permettre des scrupules de conscience : telle sera sa chute. Indifférent au début, il a ensuite l’illusion de l’action et de la maîtrise, et il subit les effets du cyclone qui devient pour lui ce qu’il devient pour tous : un drame personnel où la meilleure partie d’eux-mêmes est engagée. Il se suicide, passant alors d’un rôle passif à un rôle actif. Sa mort agit comme un ferment et en fait un agent d’anéantissement qui précipite la ruine des autres. De même pour Van Ackerman, virulent fanatique de la paix : il met dans la bataille ses ambitions personnelles, il la vit, il détruit, il est détruit. De même encore pour Harley, le vice-président qui, toujours à l’écart du conflit, s’y intéresse un soir et, parce qu’il a lui aussi sa faiblesse, parce qu’il craint la mort prochaine du Président et l’exercice du pouvoir, se voit à son tour balayé par la tempête.


La politique étant l’art de savoir manier les hommes, malheur à celui qui ne sait ni en jouer ni s’en jouer. Deux modes d’action s’opposent en particulier. Leffingwell représente l’honnêteté, la droiture, le règne des idées claires et des accords loyaux : c’est la machette de l’explorateur qui coupe les lianes, le bulldozer qui déblaie les forêts vierges. Seabright Cooley incarne au contraire l’insinuation, les menaces à demi-mot, la puissance qui ne s’avoue jamais comme telle. Il marche à la manière d’un félin fatigué, ondule, guette les proies qui lui viennent, agit par émissaires interposés. Il discourt peu, ne s’enflamme pas, il est amène. Son sourire est celui du tigre. S’il est évident que sa sympathie va au premier, le cinéaste ne fait rien pour dissimuler que dans la perspective d'une "éthique" politicienne, cet homme est en partie responsable de son échec. Et c'est avec une sérénité égale qu'il décrit les autres protagonistes entraînés dans le tourbillon, accumulant avec une patience d'entomologiste les menus faits pouvant renseigner sur leur caractère, et laissant en définitive le spectateur parfaitement libre de juger leurs actes. Parce qu’il maintient tout manichéisme élémentaire à distance, le bien et le mal, la vérité et le mensonge sont ici des notions à peu près indiscernables. Cette équité de traitement se reflète dans le format Panavision, assez large pour que logent dans le plan, répartis latéralement, étagés dans la profondeur de champ, une bonne dizaines d’individus. La distribution équilibrée des sénateurs à l’écran est aussi l’indice d’une place singulière accordée au corps. Van Ackerman, jeune chien fou, ne se déplace jamais sans sa bande de gorilles qui l’escortent et dessinent autour de lui comme un cordon de sécurité. La meute des journalistes dresse une haie de têtes assez épaisse pour permettre entre lui et Leffingwell un échange oblique et d’autant plus fielleux. L’acteur est un géant mais aussi un meuble, un bout de décor, un accessoire multifonction. D’une séquence à l’autre, la fluidité de la mise en scène assurant la discrétion des métamorphoses, on prend les mêmes et on ne recommence pas. Chacun change de place et de peau ; untel, star tout à l’heure, devient figurant ou silhouette, oreille après avoir été voix. Quand un parlementaire prend la parole, ses collègues la ferment et patientent, prennent la pose ou font tapisserie.


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Par une sorte de ronde occulte, le cycle qui lie les sermons officiels à ce qui secrètement les prépare ou les prolonge (messes basses, négociations dans les coins) organise la circulation entre scène et coulisses. Ainsi l’intimité des amants ne se sépare pas d’un timing, d’un trajet et d’un protocole qui, la party finie, oblige Munson à emprunter la porte de service afin d’étreindre la maîtresse de maison et se reposer de la mondanité. Ruse superbe parce que toutes ces visites backstage œuvrent finalement en faveur de la fascination pour le stage. Si, ainsi éventré, le grand théâtre renonce à l’opacité trop directe d’un spectacle de pure surface, c’est pour découvrir, non une usine avec ses trucs, ses combines, ses minables petits secrets de fabrication, mais mille micro-théâtres aussi puissants que lui. C’est qu’un nombre incalculable de lois minuscules commandent la vie du Sénat, la conduite des débats, les manœuvres qui s’y jouent et les alliances qui s’y scellent. Plus d’un sénateur, à la tribune, en appelle aux grands principes de la démocratie. Ces adresses, malgré les magouilles de quelques-uns, n’appellent à aucune ironie. Tous les discours ne seraient en effet que poussière s’ils ne visaient pas le peuple, la réalité multiple et concrète de la nation. Sans doute est-ce là ce qui, dans la politique, a retenu le cinéaste : elle est toute désignée à ceux pour qui la mise en scène n’est pas seulement disposition et modulation de distances internes, tracé mouvant d’une grille, mais aussi et surtout ouverture de cette grille vers un dehors ne cessant pas de voir à travers elle. Aux yeux de Preminger, qui ne veut être dupe de rien ni de personne, chaque chose doit faire l’objet d’une critique lucide et fouillée, d’une analyse approfondie. Mais cet examen sceptique du réel engendre aussi nécessairement le passage au crible des différentes formes d’idéalisme. Problème de pure morale dont les termes aboutissent à l’étude des rapports difficiles et incertains entre ce qui est et ce qui devrait être.


Tempête à Washington, production lourde et dispendieuse, dure cent quarante minutes, compte soixante et un rôles parlants (comme aiment à le noter les dictionnaires de cinéma), se déroule en un lieu (le Sénat) que deux plans au moins montrent comme un musée. Nulle femme, sinon la déjà ridée Gene Tierney, n’y tient un rôle d’importance. D’Henry Fonda à Walter Pidgeon, de Charles Laughton à Franchot Tone, chaque comédien exécute brillamment sa partition, mais la plupart sont vieux, usés, proches de la fin. Une ombre noire plane sur l’œuvre, contre quoi lutte l’espoir que dure cette pièce au fonctionnement autonome, où ce sont les mêmes qui montent les tréteaux, se donnent en représentation et applaudissent. Certes la politique est un jeu cruel, mais la cruauté compte moins que l’étroite solidarité qui lie les sénateurs. Seuls un méticuleux partage des tâches, une courtoisie générale et une grande attention mutuelle garantissent jour après jour la prolongation du show. Un tel cinéma ne tient donc que par le fil fragile d’un sévère esprit de troupe. À travers la masse de Cooley montant les marches de la Maison Blanche, le projecteur qui encercle un instant Anderson pour nier ce qu’il est et le réduire à ce qu’il fut, l’entrevue funèbre, au crépuscule, sur un yacht fantôme, le train miniature qui conduit les élus vers l’assemblée, la grandeur solennelle du quorum call, mais aussi à travers les quelques mots chuchotés par Munson et son complice à Von Ackerman afin de lui signifier son exclusion non pas physique mais bien réelle, Preminger donne à voir et à comprendre la condition de tout homme qui évolue dans l’arène politique. Aucun éclat inutile, aucun morceau de bravoure ne vient altérer la sobriété d'un récit constamment dominé. La dramaturgie, foisonnante et complexe, est conduite avec une rigueur et une clarté qui forcent l'admiration. Et à l'intérieur du moule, chaque scène est traitée dans le ton qui convient. Autant de qualités éclatantes concourant à élever ce film captivant, tendu, haletant, plein comme un œuf, à la hauteur de son grand sujet.


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Thaddeus
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le 4 déc. 2022

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