"C'est lorsqu'il parle en son nom que l'Homme est le moins lui-même, donnez-lui un masque et il vous dira la vérité" - Oscar Wilde.

C'est bien connu, le port du masque permet de dévoiler une intimité que notre identité sociale tait bien souvent. Le masque, c'est le moyen de se libérer du carcan social, c'est l'assurance d'être soi sans être jugé en retour. On comprend, dès lors, le choix de Ali Soozandeh de faire porter à l'Iran le masque de l'animation, grâce au procédé de la rotoscopie, afin de faire apparaître à l'écran son vrai visage. Un visage double, pourrait-on dire, pour une nation schizophrène où coexistent, en toute hypocrisie, la morale et la débauche, le discours officiel liberticide et un désir de liberté sans cesse brimé.

C'est d'ailleurs ce qui caractérise les principaux protagonistes de Téhéran Tabou : que ce soit cette mère qui se bat pour offrir un avenir à son fils, cette femme mariée qui cherche à s'émanciper par le travail, ou encore ce jeune homme qui veut vivre de sa musique, ils sont le symbole d'une population souffrant de ne pouvoir s'extraire de cette chape de plomb qu'est la société iranienne. Afin de radiographier cette dernière, Ali Soozandeh a la bonne idée d'investir les codes du film à suspense et de creuser le mal-être social tout en dévoilant progressivement les zones d'ombre qui entourent ses personnages. Indéniablement, c'est ce qui rend le film véritablement prenant, balayant dans sa largeur le spectre des tabous sociaux (sexualité, religion, corruption...), véhiculant avec conviction l'idée d'un malaise généralisé qui n'épargne personne, quel que soit son milieu, son sexe ou son âge. Le problème, en agissant ainsi, c'est que Soozandeh n'évite pas l'écueil de l'œuvre ouvertement démonstrative, cherchant l'efficacité au détriment de la subtilité, à l'instar de son final aux accents mélodramatiques bien trop marqués.

Cependant, malgré son appétence pour les arguments massues, notre néo-cinéaste parvient à tirer son épingle du jeu grâce notamment à l'emploi de la rotoscopie. En effet, en optant pour un univers esthétique semblable à celui de Valse avec Bachir, il parvient à créer une mise à distance des plus salutaires avec l'histoire contée : tout nous semble réel sans l'être totalement, notamment les drames les plus terribles qui nous apparaissent alors derrière un voile pudique. De plus, l'univers visuel ainsi confectionné permet d'exprimer poétiquement la mélancolie inhérente aux êtres tourmentés (le jeu sur les couleurs ou les clairs obscurs) ainsi que la dualité qui gagne la société (la ville aux visages multiples, avec sa modernité et son traditionalisme ; le monde diurne, où trône de manière incessante le portrait de Khomeini, qui s'oppose au milieu nocturne, où s'expriment les corps fiévreux).

D'une manière générale, c'est la schizophrénie, latente et persistante, de la société iranienne que Téhéran Tabou illustre avec force en se réappropriant les codes du monde du théâtre : la vie sociale est assimilée à une pièce où l'on fait mine de respecter les codes moraux, tandis que les coulisses débordent de vices. Et, même si les hommes sont également victime de la dictature religieuse, souffrants de ne pouvoir s'épanouir tant sur le plan intime que professionnel, ce sont surtout les femmes qui viennent symboliser le véritable mal(e) hypocrite iranien. C'est ce que nous indique malicieusement cette séquence introductive qui fait passer la femme d'objet sexuel à corps intouchable, selon que l'homme la regarde en privé ou en public. Une aberration machiste que Ali Soozandeh dénonce non sans ironie en faisant de l'hymen un vrai enjeu dramatique : pour que l'honneur familial soit sauf, la future épouse ne doit pas être vierge, mais au moins en avoir l'apparence. Pour cela la chirurgie existe, réparant à coup de scalpel les "erreurs de jeunesse", reconstituant de toutes pièces un honneur social qui demeurera à jamais artificiel.

D'une certaine manière, Téhéran Tabou prolonge la démarche militante de Chahdortt Djavann qui, avec Les putes voilées n’iront jamais au Paradis !, dénonçait l'absurdité d'un régime qui condamne à la peine de mort ce qui est officieusement institutionnalisée, à savoir la prostitution féminine. Et si le propos est lourd, le film vise juste en sachant être léger et caustique, comme lorsqu'il nous montre le ridicule de ces femmes s'échinant à pratiquer du sport en tchador ou de cet homme zappant sur un programme érotique seulement lorsqu'il se sait seul. Mais bien sûr, ce qui est ridicule, ce ne sont pas ces hommes ou ces femmes qui font ce qu'ils peuvent, mais bel et bien le pouvoir en place qui entretient cette hypocrisie généralisée, à l'instar de ce mollah compromis et débauché. Le changement cela dit est possible, et Soozandeh l'espère en faisant du jeune Elias un être déjà lucide sur le monde qui l'entoure, muet face au comportement des adultes, il se nourrit de la détermination d'une mère qui a fait du tabou sexuel l'outil de son émancipation.

Procol-Harum
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le 12 avr. 2024

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