Dans un jargon cinématographique éclatant de couleurs criardes, Suspiria épouse les formes du monde réel avec celles de l’univers du cauchemar. Car dans ce kaléidoscope opératique à l’atmosphère oppressante, Dario Argento crée un monde parallèle des plus intrigants. Suspiria se construit comme une sorte de film gothique moderne. Que cela soit par un expressionnisme dynamique et pictural, une architecture imposante et des décors aussi labyrinthiques que fantastiques, Suspiria détonne par son intransigeance visuelle assez époustouflante (ce plan sublime sur cette femme dans les bois sous la foudre) dans un monde où la tempête de pluie éclate pour couvrir le bruit des cris et où les surfaces reluisantes d’une Académie de danse sont tapissées d’asticots ragoutants. Dès les premières minutes, l’esthétique baroque du film impose sa puissance iconique sous une pluie diluvienne pendant que Suzy prend le chemin de l’école alors qu’un meurtre se précise dans le même temps.


Suspiria nous immisce auprès de cette danseuse américaine qui vient continuer ses études dans une Académie de ballet à Fribourg. Sauf que les morts et les perturbations autour de cette mystérieuse école commencent à éclore aux grands jours. Dans un style bien particulier, aussi grandiloquent qu’ingénu, Suspiria n’est pas un film de danse, mais bel et bien un conte de fées horrifique qui malaxe progressivement les clichés du genre pour faire ressortir l’essence même de son propos dans ce chaos entre le beau et le laid qui abrite un mal surnaturel sans visage.


Car Suspiria se joue des antagonismes avec ce monde adolescent presque enfantin (impression d’autant plus forte à la vue de la douce naïveté des dialogues) qui se confronte à la froideur et la rigidité rance d’un monde adulte pervers et guindé. De cette opposition non manichéenne mais accentuée par cette exagération visuelle et narrative, c’est tout le grain de sel de Suspiria qui s’orchestre avec maestria. Une manipulation encore plus impressionnante de la mise en scène se trouve dans les poignées de porte du film, dans leurs positions plus élevées qu’à l’accoutumée, qui soulignent la jeunesse et la stature des jeunes femmes par rapport à leur maison de poupée grotesquement impérieuse.


Outre le cadrage et l’intelligence des plans, c’est dans son montage et sa composition structurale que Suspiria devient une œuvre singulière, conte d’épouvante à la richesse indéfinie. Par l’ambivalence de cet effet claustrophobe, le montage agence une œuvre faite d’ellipse spatiale créant une trouble encore plus anxiogène et obscur : comme durant ce premier meurtre qui voit la victime passer d’un endroit à un autre sans que l’on sache où on se trouve réellement (passant d’une fenêtre à une salle inconnue). Et c’est de cette magie de la mise en perspective du cauchemar que Dario Argento tisse sa toile de sang dans les yeux de cette antichambre où se rassemble toutes les peurs.


Et par conséquent le film se joue de cette ferveur pour en tirer un sadisme, une joie presque maladive dans les meurtres, encore plus effroyable dans son exécution comme lors de ce meurtre dans un piège des barbelés où une femme se démène pour se sortir de cette fosse de fil de fer. Alors que d’un point de vue narratif, l’intrigue se révèle assez réduite dans son champ d’action mise à part le parcours initiatique de Suzie et son éducation mortifère qui en découle par l’occulte, c’est surtout la genèse et la performance de cette profession de foi visuelle qui intrigue, proche d’un Alice au pays des merveilles et de Walt Disney dans sa propension à l’imagerie du conte, avec cette utilisation crescendo du surréalisme (cette scène de déchirement entre un chien et son maître) qui est au service du cinéma de genre, horrifique, qui lui sied à merveille.


Le film gagne légitimement sa notoriété à travers l'engagement et le remaniement des motifs de contes de fées fabuleux et chromatiques d’Argento. L’horreur d’Argento ou en tout cas sa vision de l’horreur se marie autour de deux composantes : le symbolisme émotionnel et l'utilisation magistrale des couleurs primaires profondes donnant au film une intensité hallucinatoire et deuxièmement une partition, trame sonore stridente ponctuée avec le cri distordu de « sorcières » qui s’amuse de la notion d’esprit frappeur tapi dans l’ombre qui touche en plein cœur.

Velvetman
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le 10 mai 2016

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