Un film. Deux notions. La beauté et la mort. Avec Nicolas Winding Refn et The Neon Demon, la consonance cinématographique est révélatrice d’une emphase parfaite entre un auteur et son art. Qui de mieux qu’un esthète comme lui pour s’atteler à la critique du monde de la mode aux allures d’usine à rêves. Par conséquent, la radicalité du Danois est à double tranchant, pour le meilleur et pour le pire, quitte à ce que la dénonciation du film se retourne contre lui-même. La critique du narcissisme qui se voit manipuler par celui de son accusateur. Presque suicidaire comme procédé. Et la frontière n’est jamais loin sachant que le ridicule ne tue pas. Alors qu’on lui prédisait un grand avenir hollywoodien après le succès de [Drive][1], le danois s’entête dans sa démarche artistique et fait un gros doigt d’honneur aux grosses écuries à cash. Nicolas Winding Refn et son égo surdimensionné, est passionnant d’aridité dans le formatage actuel, dans sa volonté de suspendre le temps et de créer un monde abstrait, froid comme un coupe gorge.


Pour se faire, le réalisateur prend souvent un malin plaisir à toujours aller là où on ne l’attend pas. Et c’est au moment où l’on disait son cinéma très, ou trop, masculin avec des figures féminines presque transparentes que The Neon Demon s’entoure de personnages féminins marquants, dérangeants et charismatiques comme celui d’Elle Fanning et celui de Jena Malone. Et dans ce revirement iconique, le réalisateur décide de ne pas tempérer ses ardeurs. The Neon Demon ne courbe jamais l’échine dans son opacité qui enlève toute trace d’empathie, garde la tête haute dans son cheminement compulsif et prend les traits anguleux d'Elle Fanning qui joue une jeune femme qui rêve de gloire sous les flashs de Los Angeles (non sans rappeler quelques bribes de Mulholland Drive.


Alors qu’elle commence à vivre un conte de fée (le fantôme de Suspiria n’est jamais loin) grâce à sa plastique enchanteresse, la jalousie de deux autres mannequins rejaillit quand la nouvelle déesse des podiums devient aussi incontrôlable que l’environnement glauque qui l’entoure. Chez Refn et dans cette cité des anges aux contours claustrophobes, la beauté dévore la mort et la mort sanctuarise la beauté. L’un et l’autre ne font qu’un et définissent la même entité. C’est beau et bizarre à la fois. Nicolas Winding Refn restreint son propos à sa pure mythologie : à savoir le passage à l’âge adulte, l’illusion de la gloire, la pureté de l’innocence, la beauté naturelle qui se voit pervertie par le monde de la mode et sa recherche d’éternité. Ce n’est pas très original, mais la conception spectrale s’avère riche de détails, foisonnante de télescopage autour de cette jeune femme (Jesse), qui quitte sa cambrousse pour les projecteurs du rêve américain comme chez Cronenberg (Maps to the stars), Verhoeven Showgirls et Korine (Spring Breakers) .


Au déroulement du récit, Nicolas Winding Refn préfère la répétitivité et l’usage de la symbolique. Dans son approche purement narrative qui suit les synapses des nappes synthétiques de Cliff Martinez, The Neon Demon ne déroge pas à la règle, déjà habitée par ces prédécesseurs que peuvent être Drive, Only God Forgives ou même Valhalla Rising. L’intonation est lente, le rythme parfois léthargique et les protagonistes semblent être emprisonnés d’une pesanteur qui les ralentisse comme si leur incarnation était purement fantasmagorique. Surtout que le film continuera à absorber sa nature, devenant un pur fantasme entre rêve et réalité.


Même si le réalisateur se fera parfois prolifique en hémoglobine notamment durant un final gorasse et distillera quelques fragmentations transgressives de scènes sexualisées, The Neon Demon manque d’un point d’encrage physique (au contraire d’un film comme Black Swan dans sa démonstration, mais témoigne d’un discours tangible sur le désir perpétré par le corps féminin comme pouvait le faire le somptueux Under the skin. Et plus le métrage s’assombrira, plus il se réappropriera de façon « auteuriste » (mutilation, nécrophilie) l’univers vampirique et carnivore.


C’est alors que The Neon Demon prend la forme d’un rite de passage. Comme si Nicolas Winding Refn devait tuer son cinéma, boire le sang à la source et enlever la sève de l’iconisation faite atour de Drive pour mieux fracasser la laideur de l’aveuglement du succès et trouver une symbiose totale, une vision personnelle déjà entreprise dans le voyage mental qu’était Only God Forgives. Là où un policier mystique coupait en tranche l’image mainstream du duo Refn/Gosling. Car dans le petit dernier, la beauté n’est pas quelque chose, c’est tout si l’on écoute le film. Alors que The Neon Demon s’avère très peu organique; l’ambiance chromatique et hyper symbolique, proche d’un Argento, se veut autant glacée qu’atmosphérique, aussi froide que sensuelle dans cette suite de scènes de pose qui voit des nymphes prophétiques et archétypales se concurrencer avec moquerie.


D’ailleurs, dans sa lenteur, The Neon Demon se veut rêche dans l’exposition de ses corps, tellement il est obsédé par la surface de la matière (cheveux, costume, paillette). Et de ce point de vue-là, Refn codifie encore plus la vacuité de son cadre, surjoue davantage ses effets de style aussi maniérés grâce au travail d’orfèvres de la directrice photo Natasha Braier The Rover. C’est chic, c’est flashy, c’est vertical, aussi ridicule qu’impétueux, aussi vain qu’hypnotique. Et c’est ce qui fait le sel du cinéma du Danois qui navigue entre esthétique et violence, qui n’a que faire de la nuance et de l’avis général.


Cependant au regard du réalisateur, le film devient ingénieux, incroyable dans sa capacité à se regarder lui-même dans un miroir aux reflets multiples. A travers son introspection sur le monde de l’apparence, les cicatrices de la vacuité et l’artificialité de son antre, notamment dans une première partie maline dans sa dérision qui charge les mœurs et les rapports entre mannequins à travers une succession de shootings dégoulinants de couleurs, c’est à se demander si Refn ne se questionne pas lui-même sur la force et les limites de son cinéma qui lui aussi, mise beaucoup sur l’esthétique et la symbolique.


Ce qui marque quand on regarde le film, comme avec Only God Forgives, c’est cette concomitance dans l’identification : Elle Fanning est NWR et NWR est l’actrice : une âme qui se remplit d’égo et qui court à sa perte. Le geste radical en est presque schizophrénique. Touchant même. Sa dichotomie est son carburant, la source de sa beauté. La symétrie du cinéma de Refn avec son sujet est cinglante de vérité : cette quête de la perfection qui se désintègre de l’intérieur pour faire naître un mal incarné. Inconsciemment, le réalisateur hérisse une mise en abîme de sa propre mise en scène.


Proche du film de genre voire de la Série B, du jeu de massacre, du fantasme où l’influence de Gaspar Noé prévaudra par l’utilisation d’une imagerie de la primitivité des sentiments et de l’iconographie viscérale des liens humains, The Neon Demon garde néanmoins sa propre atmosphère fétichiste et se contrefout totalement du cahier des charges du film d’exploitation. Et c’est avec un certain ricanement que The Neon Demon devient l’inverse de l’attente suscitée : un film de mode « horrifique » et non un film d’horreur qui s’approprie du monde de la mode. Un film malade vertigineux.
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Velvetman
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le 23 mai 2016

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