Dans une scène de Scarface, Pacino/Tony Montana, la main ensanglantée et le nez cocaïné, regardait du haut de son building un ballon dirigeable sur lequel s’inscrivait en lettres lumineuses : "The world is yours". Cette affirmation, Rick Santoro l’a faite sienne. Flic ripou et survolté, il est le maître autoproclamé d’un empire de pacotille qu’il est persuadé de tenir dans la paume de sa main. Mais il a choisi, comme dans Le Paradis Perdu de Milton, de régner en enfer : Atlantic City, cloaque peuplé de bookmakers louches, de voyous combinards et d’affairistes crapuleux. Les poches de sa veste clinquante se sont transformées en home d’accueil pour tous les pots de vin de la terre. Cet homme voit tout, croit tout savoir, et connaître chacun des sujets de son royaume. Il nourrit aussi un rêve : apparaître à la télévision où, dès les premières secondes, une journaliste ironise sur l’artificialité d’une ville dont même la météo est truquée. Or les circonstances et son destin vont condamner Rick, tel un quelconque pénitent, au châtiment de simple spectateur, voué à se passer et se repasser les mêmes images. Il y a des films médiocres quand on les raconte et fulgurants quand on les voit. Snake Eyes est de ceux-là, qui rappellent que le grand cinéma ne se confond pas avec la littérature. Il dure un quart d’heure, le temps du plan-séquence inaugural, puis se répète pendant l’heure et quart suivante. Un segment fictionnel d’abord exposé d’une traite y est ensuite reconsidéré, décortiqué, mis en pièces, analysé sous toutes les coutures. Ce vaste bloc filmique, qui se déverse en un continuum visuel parfois agité de brusques filages, s'impose à la manière d'une scène primitive, d'un master-shot dont le caractère énonciatif est bien trop évident pour être honnête. Six retours en arrière vont le découper au scalpel, le disséquer par la pause, le ralenti ou le split-screen, afin de révéler la supercherie qu’il abrite en ses plis. Au sein d’une société boulimique de nouvelles technologies et ne jurant que par elles (la consommation à outrance se reflète dans le réseau de surveillance démentiel qui quadrille le casino et la salle de spectacle), les vertus testimoniales de l’image ont effacé toutes les autres et lui ont octroyée les pleins pouvoirs.


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Mari volage et inspecteur borderline flirtant avec la pègre locale, au verbe haut et à l’énergie spécieuse, Rick est aussi agile qu’un poisson dans l’eau mais va finir par se heurter aux parois de son bocal. Le sang qui macule soudain son vêtement bariolé le pousse à se changer : on se demande d'abord pourquoi, tant les fraîches taches vermillon se fondent dans les ramages criards du tissu. Détail infime qui ne cesse de répéter, comme tant d’autres, l'injonction obsessionnelle du film : regardez bien. Ce n'est pas une fleur rouge, là, à côté d'une autre jaune ou d'un feuillage vert, c'est bien une éclaboussure de sang. Une chemise blanche, une cravate noire, et le serpent arbore une nouvelle peau. Car l’espace d’un bref instant, une seconde après qu’une balle a troué la gorge du secrétaire d’Etat à la Défense assis derrière lui, Rick a vu ce qu’il n’aurait pas dû voir. Il a croisé le regard lucide du champion Lincoln Tyler, allongé sur le ring et censé être KO — image authentique mais réversible (son contre-champ sera plus tard donné à travers la perspective du boxeur). Autour du héros, les semblants ne cessent dès lors de s'anéantir : perruques blondes et rousses, lunettes vraies ou fausses, radios, micros et oreillettes dissimulés, leurres en tous genres fourmillent. À force de flash-backs privilégiant le recours à la caméra subjective, le récit remet en question ce qui s'imposait : trois individus ayant quelque chose à cacher déclinent des témoignages dont la discordance camoufle l’accès à la véracité des faits en même temps qu’elle en constitue l’indice. Une technique éblouissante de maestria fait basculer le jeu des variations vers la réflexion esthétique : la mise en scène, dont la souplesse est un défi constant aux dimensions de l'écran large comme au caractère monumental du décor, court du reflet à l'image, de la façade à l'être, de la continuité à la discontinuité, de l’illusion à la nudité. Comme tous les grands baroques, De Palma masque pour faire voir, tel cet œil cyclopéen et omniscient, the zero gravity flying eye, qui balaie la foule myope et a enregistré la réalité derrière les apparences.


Snake Eyes propose un discours rageur sur la surmédiatisation, les proportions cosmiques du voyeurisme, le pourrissement des mœurs politiques, policières et militaires. Dans un monde vulgaire et effréné où l’exhibition est la règle, l’artiste montre que la profusion des images, la multiplicité des preuves et des points de vue ne mènent jamais à l’objectivité. Seul subsiste un enchaînement de causes et d’effets, de mots, d’objets fétiches, de secrets derrière les portes, que le personnage s’ingénie à ouvrir les unes après les autres, accroissant de manière vertigineuse la complexité de son enquête. C’est en visionnant et revisionnant les bandes du dispositif vidéo que Rick finit par distinguer l’angle mort, par donner corps à ce qui a échappé à son regard et à celui des quatorze mille spectateurs présents sur le lieu du crime. Mais bien qu’amoureux de l’image, De Palma concède que si celle-ci peut révéler la vérité qu’elle recèle en son sein, elle peut tout aussi bien agir en trompe-l’œil. L’idée était présente dans Mission : Impossible lors de la scène où Ethan Hunt assistait impuissant à la fausse mort de Jim Phelps par écran interposé, avant de le désigner comme coupable en chaussant à l’instant cucial une paire de lunettes-caméra. Le réalisateur réécrit également Blow Out, qui présentait déjà le méticuleux travail de reconstitution du meurtre d’un politicien et voyait son héros s’employer à synchroniser le souvenir à son échelle sonore pour restituer leur complétude aux évènements. Une preuve n’est pas disposée à la surface des choses, destinée à être simplement ramassée : elle se fabrique. En cela De Palma a retenu la leçon de La Soif du Mal, auquel renvoient bien sûr le plan-séquence introductif s’achevant sur l’assassinat d’une huile mais aussi le thème central de la corruption et la dialectique morale opposant les deux policiers.


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Le schéma actanciel de la conspiration, cher au cinéaste, mène évidemment au principe de la trahison et à une révélation ayant de lourdes retombées sur le psychisme d’un être manipulé par son meilleur ami, d’autant plus qu’il est pour lui un modèle d’intégrité. Contraint à faire un choix éthique particulièrement douloureux, il subit les retombées du système qu’il pensait maîtriser, tandis que l’autre finit par se suicider devant les caméras de télévision, cloué par elles comme un enfant pris en faute. Le goût jamais démenti du réalisateur pour la tragédie entretient dans Snake Eyes un rapport volontiers pathétique avec la mythologie. L’émetteur que Kevin attache dans le dos de Rick à son insu, seule manière de retrouver le témoin gênant dans un "palace des mille et une merveilles" aux couloirs labyrinthiques, fait songer au fil d’Ariane. Le dénouement, outré dans le plus pur style depalmaien, recourt quant à lui à l’iconographie apocalyptique : le héros, pour avoir joué avec le feu tel Prométhée, subit la colère de Zeus qui se manifeste dehors par une foudre déchaînée. Le casino Millenium est orné d’un énorme globe terrestre que l’ouragan fait chuter et qui renvoie à Atlas, roi de Mauritanie condamné à soutenir le ciel sur ses épaules. Tout au long du film, la prise de vues en plongée à 180° constitue la figure formelle faisant accéder le motif central à une dimension symphonique. L’une montre un défilé de chambres, de compartiments, de cellules, d’alvéoles, qui fracturent la grandeur indivise du palais des sports et où les touristes dorment, font l’amour, boivent ou se droguent. Les excès d’Atlantic City sont ceux de l’univers entier. Par son cadre, ses lumières flamboyantes, la rutilance de ses couleurs, Snake Eyes évoque d’ailleurs le Casino de Scorsese, dont le milieu du jeu et du divertissement faisait pareillement office de métaphore holistique. L’idéal n’est qu’un fantasme individuel, comme l’illustre la fresque représentant un soleil couchant (réminiscence de Scarface et de L’Impasse) devant laquelle Rick et Kevin s’entretiennent, ciel factice annonçant l’éclatement de la loyauté qui les liait.


Ubiquité, métamorphoses, franchissement hyperrapide des espaces et des frontières, chuchotements, contacts à distance : lorsqu’il est fait bon usage de la technologie, comme c’est ici le cas avec Santoro, le cinéma de De Palma touche à l’enchantement, à la magie qui, à ses yeux, se définit peut-être comme le pouvoir détenu par les élus, ceux qui volent de cadres en cadres. Au sommet de sa pensée théorique, le réalisateur fait fructifier les niveaux de lecture et transforme son suspense en huis-clos en prodigieux mastermind à multiples entrées. Il traite ainsi l’attentat politique à la fois comme un spectacle, une décision commerciale et un mythe fondateur. Ses formes virtuoses ont toujours créé du sens et affirmé un propos singulièrement critique. L’hôtel-casino n’est pas un simple lieu de perdition mais une allégorie de la démocratie américaine, envisagée comme un gigantesque supermarché où le mensonge est la loi et les citoyens les dindons de la farce. Ne reste pour briser cette trajectoire viciée, pour permettre au protagoniste d’expier ses fautes, que l’innocente Julia, qui dévoile le complot par fidélité à ses idéaux et assure par sa discrétion une parade à la grossièreté du visible. En cela Snake Eyes rejoint L’Impasse, dont le récit convergeait aussi vers un personnage féminin rédempteur. Le film s’achève sur un dialogue simple, une ébauche de relation amoureuse entre les deux héros. Acte de foi d’un cinéaste n’ayant jamais oublié sa nature romantique. Muré dans sa solitude, comme tous les grands formalistes, De Palma s'interroge sur son art, ce qu'il permet et ce qu’il interdit, cherchant désespérément la vérité que recouvrent la prolifération et l'arabesque. Impossible de ne pas sentir cette angoisse dans l’ultime pirouette exécutée au terme du générique final, quand un long zoom se fige sur une pierre rouge enchâssée dans le béton — le rubis de la complice assassinée. L'image s'impose comme une énigme et l’auteur semble alors regretter de devoir s'y arrêter : son désir le pousserait à pénétrer dans le minéral pour toujours acérer la puissance de son regard.


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Thaddeus
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le 9 sept. 2016

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