(Cadeau de Noël pour Sens Critique, une petite nouvelle)


J’aime pas dormir la nuit, entre vingt heures et quatre heures du matin. Je le trouve profondément déprimant, ce moment, où il faudrait que le monde entier cuve sa journée. Profondément ennuyant. Le silence y est lourd, le sable du marchand s’agglutine en grosses boules mouillées qu’il est intenable de ne pas écraser sous les doigts, de ne pas se lever pour en tout cas ; j’essayais de lutter vite fait, contre mes irréfrénables lubies nocturnes de construire des châteaux, je n’ai vite plus fait aucun effort, ne serait-ce que pour fermer les yeux, la nuit entre quatre heures et vingt heures du matin, tout naturellement au taquet. Aucune bonne raison d’être immobile sous la couette. J’imaginais des situations tendues pour m’endormir, celle du tireur d’élite notamment était récurrente. L’adrénaline du geste contenu, se diffuse comme un somnifère. Sur le ventre le ouistiti au chaud à l’abri des balles, la couette sur la tête comme un manteau de feuilles, et un faux fusil dans les mains, les mains disposées de manière à aligner la lunette, les bras en tailleur pour laisser la place au sommeil, que j’espérais qu’il me tombe dessus, le plus tard possible, comme une balle tentante. Je fixais le noir de ma chambre à quelques centaines de mètres (assez loin, pour être assez sombre et flou), l’apparition éventuelle d’un officier, juste une tête quelque chose, que je tirais. Poc ! Le coup de feu résonne dans toute la vallée, fait écho sur les bâtiments en ruine, alerte des régiments qui se mettent en branle ; en apnée, au moindre éclat de lunette, ou de métal, j’étais foutu, j’attendais donc, la terre lente me coulait dessus, je jouissais de ne pas me gratter, elle coulait dans un bâton de pluie, dérangée par l’événement qui l’avait retournée, elle statuait sur mon cas, et moi à sa merci, d’avoir tiré et maintenant d’attendre voir, je communiais, je m’endormais ; je me réveille le lendemain déçu, chaque fois, qu’une fois frappé comme une monnaie le délire n’ait pas poursuivi dans mes rêves, et que mes rêves soient cette chose informe qui décide d’elle-même ce que l’on doit vivre quand l’esprit se relâche.


Au bout d’un moment je n’appuyais plus sur la gâchette, j’avais même plus le doigt dessus, c’est pour dire. Je disposais des faux cailloux autour de la fenêtre de tir, avec une précaution de poseur de bombes, ou de démineur plutôt, désamorçeur, la préparation devient le Climax, l’attente l’apothéose, où les fils d’argent qui tombent du ciel te chatouillent la nuque de frissons qui t’endorment, ça manque pas, au réveil t’as la marque de la crosse sur la joue, et rebelote.


Mon père me proposait la meilleure des alternatives, celle de l’accompagner la nuit dans ses livraisons. J’étais aux anges, de lui montrer que mes nuits n’étaient pas si différentes des siennes, c’est-à-dire qu’on y dormait pas non plus, en théorie du moins. Je le suivais la nuit à travers la Bretagne, de Morlaix jusqu’à Lorient, aller-retour dans la forêt principalement, dans un monde fait de points Relais gouvernés par des adultes, des hommes, et des femmes carrées, qui portaient des grands tas de journaux compressés et ficelés, des heures d’affilée.


En théorie nous ne dormions pas. Je tenais jusqu’à quatre heures. Aux premières lueurs du soleil, alors qu’on l’attendait comme un spectacle, j’avais des petites migraines d’enfants fatigués, petites duretés du stress de ne pas tenir la nuit blanche, incroyablement douloureuses dont je ne savais pas quoi faire, qui me donnaient les yeux lourds à me prendre tout le sang. Je m’endormais sans que ça se voit.


Mon père fait la distance Terre Lune tous les trois ans, depuis trente ans. Il travaille huit jours sur sept et a probablement vus tous les levers du soleil depuis le milieu des années quatre-vingts, c’est pas rien, sauf peut-être le lever du jour où il sauta d’un pont. Je ne le connais à cette époque que d’une photo, il portait la moustache et un plâtre au nez, il s’en est bien sorti. Il ne s’est vraiment endormi qu’une fois. Il a fait ça bien. Il a sauté d’un pont routier, le camion s’est empalé dans un platane et mon père a cassé le pare-brise avec sa moustache, d’où le bandage. Au pied d’un grand sapin, le camion encastré (visualiser la pince d’un Playmobil et sa fausse branche, qui s’emboîtent), il a vu de loin des plumes volées, celles du siège conducteur coupé en deux par le volant. Sa moustache, et l’oubli de la ceinture, l’ont sauvé. L’inverse lui aurait été fatal. Mon père ne roule pas moins vite depuis, mais il dort mieux, d’un sommeil fractionné qui me dépasse dans sa régularité. Le travail c’est la santé, c’est pas tout à fait faux, tant qu’on est bien sur la route.


Moi narrateur je vis depuis longtemps sans travail, il faut comprendre que sans travail on se croit plus proche de la vie, or que c’est à ce moment que le travail nous manque, et que l’on se trouve tout un tas de petits trucs à faire qui y ressemblent, que petit à petit on fait grossir bien assez, trop, jusqu’à ce qu’ils pèsent de trop. C’est comme une seconde nature. Ce texte compense la vie molle, écriture à la fois pour l’imagination et l’instant réel, lumière intime et personnelle dans la nuit, en confrontation avec la stupeur, que jamais personne ne pourra m’enlever. Je tiens ça de mon père je crois, qu’il me faut toujours être en mouvement, quitte à graviter.


Mon père ne roule pas moins vite depuis son accident, au contraire il a pris de la confiance, il dort simplement mieux le jour. La nuit il traverse la forêt comme un circuit, il prend la corde dans le virage sinueux des bois, à l’affût des phares en face. Tant qu’il fait noir c’est bon. Quand il fonce ainsi ça fait du bruit, les animaux s’écartent, la voie est libre. Sur le siège passager, solidement fixé (ceinture oblige, en paradoxe désormais) je sentais le battement des forces centrifuges de gauche à droite, impuissantes mais touchantes, et l’odeur du cuir et de l’encre, et le goût du soda pour tenir… le silence du monde, le silence de la cabine… entre les deux il y avait le moteur… et l’odeur délicieuse de l’essence.


Et ma mère pendant ce temps montait un rêve de gosse, qu’elle pratiquait déjà toute petite en colportages illégaux : toute petite déjà elle frappait aux portes des voisins pour vendre des fringues, ceux de sa mère, elle faisait de belles marges. Elle prenait quelques volées en rentrant aussi, c’est la rançon du succès. Pendant que mon père conduisait, bien plus tard, ma mère dormait, mais le lendemain, pendant que mon père dormait donc plutôt, ma mère s’était mise à peindre des choses en blanc qu’elle laissait sécher dans le garage. Des grands bouts de bois sculptés qu’elle trouvait en brocante ou chez l’antiquaire, elle repeignait tout en blanc ou en bleu ciel, et bientôt il fut évident que le plus gros morceau était une devanture. Il était écrit dessus Saint-Ange. Deux anges en bois sculpté, de chaque côté, tiraient des flèches sur le mot, en lettres bleues sur fond blanc. Ma mère a du style, à l’époque c’était le veston cintré en coton épais, comme une moquette, boutons-d’or sur rouge vif éclatant, et la jupe boutonnée à carreaux sombres. Habillée comme une reine en somme, exactement comme il faut pour tenir sa friperie, mais ni ponctuelle ni assidue, si bien qu’il lui manquait la moitié de ce qu’il faut, et qu’elle allait s’endetter pour presque toute la vie. Mais c’était un rêve je pense, et ma mère l’a vécu jusqu’à la liquidation.


Il est probable qu’elle ne comptait pas que ça dure, et qu’elle ne regrette rien.
Avec mon père j’avais mes habitudes, il y avait pas loin de Langolvas un dépôt incroyable, lumineux comme un sapin de Noël, bruyant comme un papier cadeau qu’on déchire, rempli d’hommes à la voix tout ce qu’il y a de plus moustachue. Sur le dock ça sentait la pipe, c’était celle du capitaine Haddock, ad hoc, mon père l’appelait ainsi, et moi aussi, et lui faisait mine avec moi seulement de mal le prendre pour me poursuivre entre les tapis roulants. Engoncé dans ses muscles, sans forcer, il savait pertinemment que je me laisserais prendre, parce qu’alors il me mettait dans une grande poubelle que je faisais mine de craindre en riant, et fermait le couvercle. Soudain dans le noir complet j’entendais le monde de mon père, mon père inclus, feindre de m’ignorer. Je n’existais plus, j’étais au centre du monde.


Les gens à l’époque ne se débarrassaient pas de leurs plus belles fringues. Ma mère a le don d’être belle en portant n’importe quoi, moi chez elle je ne trouvais rien à mon goût. Elle ne vendait rien de mon âge. Ni de mon âge ni dans la marge de tolérance, elle s’est vite retrouvée avec un stock de vêtements vulgaires limite importables, que les gens achètent en supermarché pensant que ça fera bien l’affaire, mais non, jamais ça ne fait l’affaire. Ce sont tous ces pulls et T-shirts aux motifs en relief qui te crèvent les yeux, beaucoup trop identitaires : Awesome, US Sports, Fun boy, Born to be brave,… des anglicismes absurdes que tout le monde venait renier chez ma mère, jamais pour en acheter, bien entendu. La blague dura quelques temps, puis nous fîmes une grande liquidation gratuite chez les chiffonniers de la joie. Ma mère eut l’idée de génie de se concentrer ensuite sur les vêtements de bébés, qui se vendent même quand ils sont très moches, parce qu’ils sont toujours très chers ailleurs. Idée de génie qui n’était que la moitié du travail, à peine, qui ne tient pas sans la moindre rigueur en soutien. Très vite Saint-ange sonnait comme une malédiction, perspective à la fois de travail et de faillite, au sein de laquelle ma mère pile au milieu comme souvent, là où on passe tête baissée comme un taureau blessé, attendrait jusqu’au bout, sereine, que la dette insurmontable la submerge. Elle y nageait déjà peut-être en rêve, indignée par anticipation des taux d’intérêt qui sont toujours injustes.


Mon père et ma mère était ensemble, pas ensemble. Moi, j’ai toujours eu pitié des images que j’ai de moi, de moi dans le passé forcément, je ne me pense pas au présent. Mais j’admire l’image passée des autres, en ce que je ne comprends l’autre que partiellement, tant que lui ou elle, je le pense souvent au présent, dans la rue, dans ses combats, au travail, c’est l’empathie. Je voudrais que le monde soit pour l’autre un cocon, comme une route dans la nuit, pour moi c’est différent je me sens relativement fort, assez pour errer n’importe comment dans les forêts obscures.


Mon père avec son camion entretient les sillons dans la nature énorme, étouffante, il ronronne au son de l’autoradio. Sa cabine, pour l’enfant, était un lieu en lévitation, non seulement le lieu d’un apaisement, à deux avec papa et le temps qui se fige, mais aussi le lieu de la contemplation, du travail de papa qui continue quand on est pas là, de vivre l’instant comme rarement, quand on vit le présent comme un témoignage, et la contemplation du panorama bien sûr, à l’affût des esprits animaux.


Nous avons vu autre chose une fois, c’était ma mère (je n’ose y croire). Il était deux heures du matin et nous roulions depuis plusieurs dizaines de minutes, déjà bien enfoncé dans le noir d’une nuit de pleine lune, coupés des étoiles par l’épais feuillage, les rayons de la lune eux perçaient plus qu’autre chose, par intermittence. Intermittence du spectacle. C’est vrai qu’elle est spectaculaire, et intermittente.


Dans un rayon de lune soudain, quelque part à au moins dix kilomètres de toute civilisation, devant une maison toute éteinte aux volets fermés, seule construction dans le paysage bondé de la végétation, une femme a surgi du noir, raide et immobile. Dans un nuage écarté probablement, elle était soudainement là, les pieds dans la terre du bas-côté, les bras ballants dans une longue robe blanche brillante, qui par endroits chatoyait, le visage blanc et pointu. De longs cheveux noirs, que je ne lui connaissais pas, pendaient comme une crinière, pour se perdre dans les ténèbres, bordel c’était incroyable. Elle n’avait pas de traits sur le visage, dans l’éblouissement des phares. Mon père a refusé de s’arrêter, pour ce qui, en toute raison, n’était qu’une femme perdue. Moi non plus je ne voulais absolument pas m’arrêter, même si, bien qu’elle n’avait pas les mêmes cheveux, j’y ai vu ma mère. J’ai vu ses pieds sales et ensanglantés qui avaient dû courir jusqu’ici pendant deux heures, et elle était là maintenant, puis bientôt derrière nous, à nous passer je ne sais quel message, à la manière d’un vieux conte breton populaire. Je ne sais exactement ce que mon père y a vu, nous avons en tout cas vu tous les deux le même conte, mais peut-être pas la même personne.


La route a continué dans un climat très étrange cette nuit-là, nous n’avons su ensemble que rigoler de cette apparition, quoi que nous nous savions ne nous être point arrêtés. C’était seulement en sourdine, que nous avions eu trop peur pour agir en rationalité. Ce fut encore pire lorsqu’au retour elle était toujours là, simplement décalée de quelques mètres, dix à tout casser. Encore un peu plus écartée du seul truc rassurant dans le coin, rassurant pour l’humain j’entends, relativement rassurant, la pierre et les volets fermés… relativement angoissant, dans le relatif d’une situation insondable, et dans la ressemblance de cette femme pour ce qui n’a rien à faire là. Il était alors évident que cette femme était en danger. Ne pas s’arrêter donc, ce n’était pas lâche, mais admettre une terreur, une peur absurde, déterminante, tétanisante, flottante qui nous suivait, non verbale.


En fait mon père m’a carrément réveillé, regarde elle est toujours là, qu’il m’a dit, quand je l’ai vue j’ai comme sursauté. Je me suis rendormi qu’une heure plus tard, pensif, je n’ai pas rêvé, quand le soleil était déjà à moitié dans le ciel, coupé en deux par la route. J’ai trop pensé je crois, j’avais la tête trop lourde, la porte où j’avais posé mon oreiller, celle du passager, s’est ouverte dans un virage. J’ai attrapé la poignée, la tête face au sol qui défile comme un pont suspendu, mon père a eu la peur de sa vie et moi j’ai vu l’oreiller passer sous les roues. On m’a attrapé par le col, et remis droit loin de la porte, hors de danger.

Vernon79
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le 8 déc. 2018

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