Pour se mettre dans l’ambiance : https://www.youtube.com/watch?v=AdKNlGfkyhc


Le tout et le rien


Question : comment aborder une œuvre dont la caractéristique essentielle est sa capacité à désarmer notre esprit critique ? Comment écrire sur une conjonction d’images et de sons dont l’évidence même paraît rendre toute analyse superflue ? Après tout, c’est vrai : mettez un spectateur lambda devant Silence, et nul doute que, dans ses grandes lignes, il n’aura pas forcément beaucoup plus de mal à le comprendre, si ce n’est l’aimer, que le cinéphile au savoir le plus encyclopédique - sauf à s’endormir, évidemment, mais c’est là un mal qui menace tout un chacun face à telle entreprise d’épure du langage cinématographique.
Alors comment faire ? Peut-être le mieux est-il simplement de décrire les modalités de cette épure, l’humble mais experte façon dont le film se raconte lui-même, et comment il en arrive ainsi à faire tomber les masques et remettre chaque spectateur, quel que soit son background, nu face au reflet de sa conscience.


D’ordinaire, il est reconnu et adulé pour ça, Martin Scorsese est de ces cinéastes qui éblouissent par leur virtuosité technique, en bon adepte d’un cinéma au découpage très « storyboardé », à la mise en scène très chorégraphiée, et jamais avare en effets. Mais jamais non plus vide de sens, car ces effets-là (mouvements d’appareil complexes, ralentis, accélérés, montages séquences…) ont généralement pour vocation de communiquer l’incroyable énergie que dégage un milieu exploré comme en immersion (cf. l’entrée au Copacabana de Goodfellas), ou bien les passions qu’agite la psyché torturée d’un personnage particulièrement borderline. Et des agités du bocal de cette espèce-là, il y en a une palanquée dans la filmographie d’un Monsieur qui, dans sa jeunesse, aura abandonné le projet d’une carrière dans les ordres pour une vie voué au seul culte du grand écran (et un ou deux autres excès au passage…).


Or, ici, sans doute plus que jamais auparavant dans un cinéma pourtant très prompt à la confession en voix off (euphémisme), les personnages se maintiennent dans une constante attitude d’introspection. Et ce, que ce soit à travers la lecture de lettres ouvertes ou en une manière de méditation à fleur de peau, de toute part traversée par le vent du doute. Lequel doute, absolument désarmant en ce qu’il révèle la profondeur des crises spirituelles et existentielles traversées (« I pray but I’m lost », murmure le Padre Rodrigues), nous est rendu d’autant plus sensible qu’il nous est transmis, sans censure ni filtrage aucun, par les plus vibrantes voix (celles de Liam Neeson et d’Andrew Garfield) posées sur les plus beaux mots. Des mots dont on se demande d’ailleurs de qui ils sont tant leur scansion fait frissonner par là où elle passe : de Shûsako Endô, le romancier adapté ? de Jay Cocks, le coscénariste ? ou bien de Martin Scorsese lui-même ? Allez savoir...


Toujours est-il que, dans ces conditions, la caméra maniée d’une main de maître par Rodrigo Prieto n’a plus alors besoin d’autant se faire sentir, d’être aussi expressive dans ses mouvements propres. Et ce quand bien même ceux-ci sont d’une fluidité qui n’a d’égale que leur précision (voyez les panoramiques figurant le point de vue du prêtre ramené dans sa prison à une position de spectateur impuissant). Parce qu’« en dernière instance, aura expliqué l’auteur de Silence en interview , ce sont les lieux [en l’occurrence les côtes, montagnes et vallées de Taïwan choisies pour figurer celles de Kyûshû] qui ont dicté le style du film ». En conséquence de quoi, l’important n’est pas tant ici la caméra que la mise à nu du regard qui la porte.


La vue de la honte


Jusqu’ici adepte d’une mise en scène à forte tendance expressionniste et/ou formaliste, Martin Scorsese aura donc pour la première fois de sa carrière (à ma connaissance) opté pour leur envers : le naturalisme. Et qui plus est un naturalisme pour le moins assez dépouillé, à l’image de cette plage de terre noire, paysage lunaire, stérile et quasi vide de toute présence humaine où échouent les missionnaires et leur Sméagol de guide en début de film. Le genre de baptême du pays qui a de quoi refroidir, comme en annonce de ceux, meurtriers, plus tard orchestrés par l’inquisition locale. Aussi, que ne s’étonne-t-on pas, dans tous ces moments où Silence n’a plus pour seul accompagnement musical que le palpitement de la pluie ou le souffle du vent dans les hautes herbes, à penser à certains passages de The Assassin d’Hou Hsiao Hsien. Mais à une brindille près, cependant…


Car là où le radical minimalisme des choix de mise en scène du réalisateur taïwanais accouchait d’un hermétisme particulièrement difficile à percer, l’opération d’assèchement formel laisse ici poindre le plus poignant et universel humanisme. La différence, probablement, tient à ces deux éléments que cultive spécifiquement Silence : d’abord ce régulier recours au monologue intérieur, régulière chaîne de prières sur laquelle le spectateur est libre ou non de se brancher, et ensuite cette attention quasi eisensteinienne portée aux visages - et quelles belles trognes avons-nous là ! Résultat : si la mise en image d’Hou Hsiao Hsien évoquait une suite de tableaux dont la perfection même semblait empêcher les personnages de pleinement s’y incarner - la faute à un excès de pudeur dans le regard porté sur eux -, celle de Martin Scorsese semble ici trouver le juste équilibre entre peinture naturaliste du grand tout et portrait intimiste du plus petit « je » cherchant sa place en son sein.


Au centre du cadre, moins remuant qu’à l’accoutumée, est ainsi toujours placé l’être humain. Car c’est lui, étrange animal spirituel, qui demeure au cœur de la méditation. Et sa beauté n’a plus rien alors de cosmétique ni de picturale, mais doit en fait tout à la seule compassion du regard de celui qui le filme. Un regard qui, forgé là où l’envers du rêve américain avait encore pignon sur rue, dans quelques-uns des quartiers les plus déshérités du New York des 50’s et 60’s, avec leurs clochards pareils à des zombies, aura appris à regarder en face, sans œillères, une certaine vérité de la condition humaine. À savoir cette misère que l’on a trop souvent tendance à cacher sous le tapis. Celle-là même que, déjà en 1999, dans un trip sous acide épousant le regard halluciné d’une éponge à souffrance humaine, l’auteur de Bringing Out the Dead faisait refluer à la surface du pavé new-yorkais.


Or, à bien y regarder, difficile de ne pas voir en Silence le cousin apaisé de ce premier exercice compassionnel. Un peu comme si ce chrétien de Martin Scorsese, sur ces vieux jours, avait enfin trouvé le moyen de chausser les yeux du Christ, mais sans pour autant se prendre pour Dieu le Père (malgré quelques plans en point de vue olympien susceptibles de faire croire le contraire). Autrement dit : les plus belles créatures ici sont aussi les plus pathétiques. Voyez plutôt : tout un village de va-nu-pieds superstitieux et incultes, pauvres hères à la dentitions douteuses et - la chose est suggérée - exhalant une odeur guère moins fameuse. En somme, une sorte de cour des miracles, de bas-fonds à la Akira Kurosawa dont le pauvre Kichijiro - peut-être la plus magnifique figure de Juda de l’univers scorsesien - serait le roi. Alors oui, indéniablement, Silence débute sur quelques embrumées enluminures que n’aurait pas renié Kenji Mizoguchi. Mais, de fait, cette beauté-là est trompeuse. Et le film, en même temps que son principal protagoniste, de travailler à son propre désillusionnement.


Il est difficile d’être un homme


Dans une logique semblant croiser quête de pureté chrétienne et extinction des passions chère aux bouddhistes, la mise à l’épreuve du Padre Rodrigues consiste en effet à se défaire de tout ce qui fait écran (au propre comme au figuré) entre son âme et l’Absolu. Dans les faits, c’est-à-dire par la torture psychologique que lui infligent ses aimables hôtes en titillant son très chrétien sentiment de culpabilité, la chose tient du plus méticuleux travail de sape. Mais ce qui est détruit, in fine, par la souffrance de celui qui ne peut s’empêcher de ressentir celle des autres, c’est une forme d’ego mal placé. Celui d’un homme qui, jusqu’au moment de sa fausse abjuration et réelle rédemption, aimait en fait moins son prochain qu’il n’aimait contempler l’image de lui-même aimant son prochain.


Or, cette idée-là, sorte d’anéantissement du Moi comme chemin de croix vers une plus authentique et désintéressée foi, ce n’est semble-t-il pas vraiment une première dans le cinéma de Martin Scorsese. L’ultime acte de The Last Temptation of Christ, par exemple, paraissait déjà ne parler que de ça. Ou comment un Jésus ayant fui son destin pour une fiction de vie d’homme parmi les hommes, avec femme et enfants, devait finalement se résigner à retourner sur sa croix. Et que dire de Kundun, et de son mandala patiemment constitué pour finalement être balayé au moment même où le Dalaï-Lama se voyait contraint à l’exil volontaire loin de Lhassa. Le synchronisme des deux événements, évidement, faisait alors de l’un une sorte de métaphore de l’autre. Et, de fait, il est ici un autre de ces synchronismes. Lequel est essentiel à la compréhension du film.


Et pour cause : le fait est que c’est au moment précis où le Padre Rodrigues se résout à fouler au pied une image du Christ que le Verbe de celui-ci se manifeste à lui, pour enfin répondre à ses prières et, d’une voix profonde et apaisante, véritable de baume de l’âme, lui dire ceci : « Come ahead now. It’s all right. Step on me. I understand your pain. I was born into this world to share men’s pain. I carried this cross for your pain. Step. Your life is with me now. Show me your love ». Ce que consacre alors cette scène pivot, en répondant à celle où le même personnage, alors en plein délire narcissique, se voyait couronné Christ dans le reflet d’une marre, c’est son abandon de cette même image de sauveur christique, si fascinante soit-elle. Mais pourquoi donc, pourrait-on se demander ? Et le film, sans mot dire, de répondre : pour appréhender cette image de façon symbolique et non plus idolâtre. Et ce faisant, pour enfin comprendre intimement ce qu’elle représente, c’est-à-dire la substance même du christianisme le plus aimable, j’ai nommé miséricorde.


Dès lors, on le voit, le prolongement thématique de The Last Temptation of Christ dans Silence est en fait moins un réel prolongement qu’une façon de poser la question qui fâche. Celle que, tout au long de sa vie, Martin Scorsese n’aura eu de cesse de poser sans jamais parvenir à y répondre : comment traduire en actes, vis-à-vis d’autrui mais aussi envers soi-même, un certain idéal chrétien ? Comment appliquer son enseignement lorsque, partout et de tout temps, l’on se trouve confronté à sa négation même ? Et c’est ainsi que, là où dans la parabole le fils du grand perché abandonnait une modeste vie de mortel pour accomplir son destin de rédempteur de l’humanité (rien que ça !), le Padre Rodrigues finit lui par se « soigner » de son complexe du sauveur pour mieux retourner à son humble condition de pécheur. Mais un pécheur ayant au passage, par le plus courageux acte de faiblesse (reconnaitre la sienne propre), sauvé quelques vies et retrouvé le chemin de son propre salut. Soit l’exact opposé du Jordan Belfort de The Wolf of Wall Street, autre espèce d’évangélisateur qui, pour sa part, refusait d’« abjurer » quoi que ce soit et recevait en retour un triomphe à la hauteur de tous ses excès.


Croix de roseaux : vit dans le marais, plie aux vents contraires, mais jamais ne casse


Mais là où Silence se démarque plus encore de ses prédécesseurs, c’est par la façon même dont son projet de mise en scène, en une manière de progressive ascèse formelle, accompagne celle, spirituelle, de celui dont on suit le voyage dans ce qui constituera pour les jésuites du XVIIe siècle le même genre de désastre que le Vietnam dans lequel se seront embourbé les États-Unis et leurs gros sabots au XXe. Je m’explique : à mesure que le film avance, suivant une structure semblable à celle d’Apocalypse Now, et que le Padre Rodrigues se rapproche de son équivalent de colonel Kurtz en la personne du Padre Ferreira, le cadre narratif se resserre, les décors se font moins grandioses. Et de fil en aiguille, des hautes terres dominant la mer aux centres urbains de Nagasaki et Edo (Tôkyô) en passant par l’îlot-comptoir de Dejima, les savantes compositions du premier acte de laisser place à de simples conversations mises en scène à la japonaise, c’est-à-dire surcadrées par la géométrie des espaces intérieurs et découpées dans le respect de l’étiquette conventionnelle locale (champ : l’un parle, contrechamp : l’autre répond aimablement, et vice-versa).


Ainsi, avec une simplicité toute japonisante, les choix formels de Martin Scorsese commentent-t-ils dans un premier temps la claustration du fanatique se cognant contre les murs de son propre aveuglement, puis dans un second temps ce replis sur soi propice à la refondation d’une foi dépouillée de l’inutile : plus de rites ni de prières, juste la foi, enfin authentique et « raisonnable ». Et de la belle image, celle d’un cinéma d’artiste peintre composant avec soin chacun de ses cadres-paysages, reflet d’un Japon exhalant une envoûtante aura de mystère (du même genre que celui, par exemple, de la scène du lac des Contes de la lune vague après la pluie), l’on passe à l’angle mort d’une foi rendue invisible à l’œil, claquemurée derrière un visage travaillant à duper tous les regards totalitaires. Parce que sous la pression d’un environnement demeurant pour quelques siècles encore intolérant à quasi toute forme de pensée allogène - « this country is a swamp », explique un Padre Ferreira ayant troqué les gros sabots de l’homo occidentalis pour adopter la stratégie du roseau -, les anciens évangélisateurs auront abandonné leur folle mission et introvertit leur « Deus » au plus profond d’eux-mêmes. Comme s’ils avaient creusé en leur for intérieur ce que les japonais appellent oku : le lieu le plus caché, obscur et difficile d’accès où réside ce qui est tenu pour le plus sacré.


Aussi mesure-t-on le chemin parcouru depuis le film de 1988 et son Jésus expliquant qu’il faut « changer le cœur de l’Homme » avant de tendre le sien en exemple. Revenu d’une telle fièvre révolutionnaire, et sur la base d’un roman que le nombres d’années passées à le digérer aura sans doute aidé à en distiller la substantifique moelle, l’auteur de Silence montre ici l’hybris de pareille entreprise. Mais non sans au passage s’émouvoir du sort que le régime des Tokugawa aura réservé à ceux que l’on appelait kirishitan. Genre d’humanisme qui fait sans doute de Silence le plus bel exercice compassionnel de son auteur, parce qu’ouvert à tous, bourreaux comme victimes, mais aussi et surtout une œuvre toute entière faite de nuances de sagesse.


De cette sagesse qui n’appartient qu’au vieux singe ayant appris à mettre de l’eau dans son vin sans pour autant renier ce qu’il est au plus profond de son être, à savoir un homme de foi, mais pas n’importe laquelle. Un homme de foi dont le seul véritable dieu serait celui qui habite son cœur, dieu des faibles et des Judas d’une part, et dieu du cinéma ramené à son essence de miroir de l’âme humaine d’autre part. De quoi ouvrir à une nouvelle fenêtre d’interprétations la leçon du Padre Ferreira concernant le Pays du Soleil Levant : « There's a saying here. "Mountains and rivers can be moved. But man’s nature cannot be moved." It’s very wise, like so much here. We find our original nature in Japan, Rodrigues. Perhaps it's what's meant by finding God. »


Ceux qui bâtirent le passé (partie bonus)


J’ai longtemps hésité à faire ou non, en avant-propos de mes impressions sur Silence, un petit « rappel » du contexte historique dans lequel il prend place. Mais constatant la relative inutilité de la chose - le film se comprend très bien sans -, j’ai finalement préféré la réserver ici, à la seule intention des rares que cela pourrait éventuellement intéresser. Quant aux autres, en vérité je vous le dis : « fuyez, pauvres fous ! ».


Me contentant de résumer un chapitre de la passionnante Nouvelle histoire du Japon de Pierre-François Souyri (Perrin, 2010), je commence donc : « Good Friday, 1633. Pax Christi. Praised be God. Although for us there is a little peace in this land now. I never knew Japan when it was a country of light. But I never know it to be as dark as it is now. » C’est sur ces graves paroles du Padre Ferreira, et accessoirement l’image de quelques têtes décapitées, que Martin Scorsese entame le récit de Silence. Mais quelle était donc cette lumière qu’auraient fini par recouvrir tant de ténèbres ? Pour le comprendre, il faut remonter dans la deuxième moitié du XVIe siècle.


Le Japon connaît alors une période de transition décisive : sortant lentement des temps médiévaux, il s’apprête à entrer dans l’âge pré-moderne de son histoire. À deux siècles de chaos politique, mais aussi d’essor économique et de conquête d’une relative autonomie pour certaines communautés villageoise organisées en simili républiques, succède la reprise en main des rênes du pouvoir par une succession d’ambitieux seigneurs de la guerre. Le pays, morcelé, est en l’espace de quelques décennies réunifié et pacifié sous la férule d’un nouveau régime militaire, parfois qualifié d’Ancien Régime à la japonaise. Achevé en 1603, avec la nomination à la tête du nouvel État du premier shôgun de la dynastie des Tokugawa, cette « révolution » conservatrice amorce l’époque d’Edo (1603-1868).


Dans ce contexte, les premiers missionnaires chrétiens font leur entrée sur le sol nippon dans la foulée des commerçants Portugais. Lesquels accostent pour la première fois en 1542 à Kyûshû. Cette île, la plus méridionale de l’archipel, donc assez éloignée des centres du nouveau pouvoir qui nait plus à l’Est, ne sera soumise à l’autorité de ce dernier qu’en 1585. Ce qui laissent le temps aux missionnaires jésuites, mais aussi franciscains, de faire leur œuvre. Et tant est si bien que même certains seigneurs locaux en viennent à se convertir, tandis que l’un d’entre d’entre eux fonde en 1570 une ville qui, dix ans plus tard, est « cédée aux jésuites au titre de bien de l’Église ». Cette ville, en l’occurrence, c’est Nagasaki, exemple unique dans l’histoire nippone de cité « habitée et administrée pendant près d’un demi-siècle par des chrétiens japonais, européens et métis ».


Mais en 1587, après avoir assis son autorité sur Kyûshû, Toyotomi Hideyoshi, principal instigateur de l’unification en cours de l’archipel, « s’inquiète de la pénétration du christianisme dans le Japon occidental ». Sa crainte : que les églises chrétiennes, favorisées par son prédécesseur qui voyait en elles un moyen de contrer l’influence des ligues et monastères bouddhistes non encore soumis, ne menacent à terme son hégémonie. Aussi fait-t-il interdire le prosélytisme chrétien (avec pour résultat les premières crucifixions de missionnaires) avant de reprendre Nagasaki aux jésuites. Et cependant le christianisme ne cesse pas de se répandre de façon virale. À tel point que le nombre de ceux que l'on nomme kirishitan aurait atteint les 700 000 dans l'archipel en 1605 (sur une population totale estimée entre 15 et 18 millions d’habitants au même moment).


Aussi « le christianisme est[-il] finalement interdit dans tout le pays » en 1613, date à laquelle est amorcée une ultime vague de persécutions. Les premiers shôguns Tokugawa, reprenant la ligne de Toyotomi Hideyoshi, entendent en effet fonder une société placée sous leur entier contrôle : la cour impériale est mise sous bulle, le culte bouddhiste refaçonné en appareil bureaucratique au service de l’État, les guerriers coupés de leurs anciennes terres et tenus en laisse, et le reste de la population pris entre le marteau d’une fiscalité accrue et l’enclume d’une société de castes. Dans ce cadre particulièrement rigide, auquel s’ajoute une politique de fermeture du pays qui aboutira en 1639 à l’expulsion des Portugais et une limitation des échanges vers l’extérieur aux seuls Chinois et Néerlandais (sous un sévère contrôle), le culte chrétien n’a évidemment plus sa place. Les nouveaux maîtres du pays y voyant une force de subversion susceptible de fédérer la paysannerie contre les seigneurs.


Et de fait, après l’impitoyable répression de la révolte chrétienne de Shimabara en 1637, au cours de laquelle 27 000 insurgés (rônin, mais aussi femmes et enfants) sont massacrés, les autorités shôgunales accentuent encore leur politique de répression antichrétienne, allant jusqu’à « oblig[er] les anciens chrétiens à abjurer en foulant aux pieds des images du Christ […] tandis que les missionnaires qui, malgré les nouvelles lois, poursuivent leurs activités, sont arrêtés et exécutés [par] une sorte d’inquisition chargée de débusquer les chrétiens et de les faire renoncer à leur foi par la force, et la terreur si nécessaire. [Ainsi] le christianisme [est-il in fine] pratiquement éradiqué en moins d’un quart de siècle. »


Quant au Japon, c’est sur ces entrefaites qu’il entamait une longue période de relative paix presque entièrement replié sur lui-même, pour le meilleur et le pire, à venir…

Toshiro
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le 27 févr. 2017

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