L'Homme, cet être de croyances

La Révélation attendra … contrairement aux spoils


De son aveu même, Silence est pour Scorsese l'aboutissement d'un parcours spirituel, d'un croyant qui aura interrogé sa foi tout au long de sa vie et ce depuis sa jeunesse. En ce sens, le film s'apparente à de véritables confessions qui originellement se définissent comme « récit public de soi et ses fautes ». L'art cinématographique semblant ainsi tout indiqué pour toucher le plus grand nombre. Ce récit, il porte alors sur la foi que le réalisateur définit très clairement en interview comme « la façon dont nous vivons nos vies, (…) nos valeurs ». Dès lors le film ne peut être uniquement réductible à la question religieuse. « Religion » n'étant qu'un artifice du langage pour expliquer notre besoin de croire en des idées, des figures, des principes, des valeur, etc. De fait Silence traite du credo, de « l'essence de la foi », de la nature humaine en définitive. Aussi anciennes que notre existence, les croyances ont fait notre Histoire. Silence est alors porteur d'une vérité fondamentale qu'à défaut de nous révéler il nous rappelle : l'homme est un croyant en puissance pour la simple raison qu'il ne peut vivre sans croire. Sinon quoi son existence serait alors synonyme d'errance dans le néant sans le moindre repère.


"The moment you set foot in that country, you step into high danger"


Mais comme toutes les confessions qui ont marqué l'Histoire (d'Augustin à d'Aquin pour les plus célèbres), Silence est d'abord un voyage parsemé d'épreuves en vu de Dieu. Ce voyage c'est celui du jésuite le père Sebastião Rodrigues (Andrew Garfield magnifique pathos incarné) qui accompagné du père Francisco Garupe (Adam Driver toujours aussi juste) partent dans l'espoir de retrouver leur mentor. Ce dernier est un certain Cristóvão Ferreira (immense retour de Liam Neeson) dont la rumeur prétend qu'il aurait renoncé à l’Église pour embrasser la vie d'un japonais. Mais délaisser l'Eglise signifie-t-il nécessairement cesser de croire en Dieu ? Par ailleurs comment un homme si croyant aurait-il pu perdre la foi ?


Ce périple nous embarque alors aux portes du monde : le Japon. Littéralement massacrées par les autorités locales sous les ordres du Grand Inquisiteur, les populations (re)converties au christianisme tentent de survivre sous les yeux admiratifs mais attristés de Rodrigues. Dès lors Silence transcende le film historique et la simple guerre de religions. C'est une véritiable mise à l'épreuve de la foi, un travail sur soi par la nécessité d'ouvrir son esprit afin de croire. Cette "île" aussi dangereuse qu’inconnue pour nos deux protagonistes est alors le début de la confrontation des univers, des civilisations, un choc des cultures. Mais si autrui est autre que moi, il est pourtant mon reflet.


"Les esprits des hommes sont des miroirs les uns pour les autres parce que chacun d'eux réfléchit les émotions des autres" Hume (Traité de la nature humaine II, II, 5)


Le Japon devient ainsi reflet de cette foi en Dieu. Silence étant une mise à l'épreuve d'un jésuite face à la contradiction, mais surtout face à lui-même. Traitant de la croyance, Scorsese use de cette violente période pour démontrer la puissance des valeurs chez l'Homme mais aussi la difficulté de ce dernier à les remettre en question. Il est si aisé de croire, plus délicat de s’interroger. Pourtant ne faut-il pas "croire pour comprendre" ?


Ainsi Rodrigues est-il jusqu'à l'apostasie ce croyant aveuglé (d'où la multiplicité des plans à la brume quasi surnaturelle masquant sa vision). Cet aveuglement total ne cessera que lorsque ce dernier osera ouvrir son esprit, mais la tache est difficile. Andrew Garfield est alors l'incarnation même de la figure de l’Orgueilleux, le plus « mauvais » des croyants. Le péché d'orgueil, le pire des péchés selon Saint Augustin, origine même du péché adamique, s'illustre par l'Homme se substituant à Dieu. Toujours dans le cadre de la vie bonne (la béatitude), le croyant doit vivre en vu de Dieu et non en vu de lui-même comme le fait Rodrigues.
Ce périple japonais est synonyme de descente en enfer dans le for intérieur de notre personnage, torturé par ses contradictions et ses doutes qu'il devra affronter. Ainsi ne croit-il pas véritablement en Dieu, trop renfermé sur lui même. Ses multiples reflets et visions démontrent cette fusion intéressée avec le Christ. De la même manière sa volonté incessante pour ne pas dire capricieuse de se faire martyr représente là encore cette idée de se substituer à Dieu. Rivé vers lui-même, sans la moindre capacité de recul et d'ouverture d'esprit (du moins très difficilement), notre croyant est un pécheur qui s'ignore mais qui aura droit à la rédemption.


"It is just a formality"


C'est dans ce cadre que le Japon et plus précisément le bouddhisme prend tout son sens. Comme le souligne aussi justement que clairement Hegel, cette religion vise "le néant, dont les bouddhistes font le principe de tout, l'ultime but final et l'ultime fin de tout". En s'étant écarté de Dieu, ne croyant dès lors qu'en lui même, Rodrigues s'était alors totalement perdu,condamné à souffrir continuellement. Comme les villageois, il ne croyaient pas en Dieu mais en des figures.


"I worry, they value these poor signs of faith more than faith its self. But how can we deny them?"


L'amour de Dieu étant devenu amour de soi. Par le bouddhisme, il peut alors abolir son ego synonyme de fierté en opérant ce retour sur soi afin de mieux se construire et enfin croire en Dieu. La situation de Ferreira en est l'exemple même. Lui aussi emprisonné et torturé physiquement, cette incarcération n'était que la traduction matérielle d'un mal plus spirituel et existentiel jusqu'à remettre Dieu en question. Libéré jusqu'à son nom, il étudie dorénavant l'astronomie, science de l'ouverture d'esprit ultime brisant le monde clos chrétien. Pour autant il n'a jamais abandonné Dieu. Tout comme Rodrigues, l'apostasie est en réalité et paradoxalement le début d'une fois pure et authentique vers Dieu. Il n'ont jamais été aussi croyant. En ce sens Scorsese semble livrer un véritable éloge à la foi. L'échange entre Ferreira et Rodrigues étant d'une puissance indescriptible. Si les religions diffèrent, nous sommes tous nécessairement des croyants. Nos systèmes de pensées peuvent varier, s'opposer, mais nous sommes tous sujets de credo. Nous avons tous une vision de l'existence. Dès lors nous devons penser notre credo et non y succomber obstinément semble-t-il. L’invitation à la remise en question de tous nos fondements de vie devenant une évidence, nos principes en ressortiront détruits ou renforcés.


"Quiconque croit pense, et en croyant il pense et en pensant il croit [...]. Si elle n'est pas pensée, la foi n'est rien". Saint Augustin (Sur la prédestination des saints, II, 5)


Silence démontre ainsi que croire c'est être capable s'ouvrir à autre que soi et non rester figé sur ses principes qu'ils soient religieux ou non. Nous sommes condamnés à croire. Comme l'écrit si pertinemment Nietzsche dans Le Gai Savoir, le sentiment de tout détachement religieux (en tant que principe ordonnateur de valeurs) n'est qu'une illusion. Cette prétendue libération nous conduisant au chaos existentielle, nous devront réinventer des dieux et du sacré. On ne peut se passer des croyances. Ce n'est donc pas un éloge à la croyance qui est fait car on ne peut l'éviter, mais au croyant et sa manière d'exercer sa foi. La critique et la pensée doivent être inhérentes à la croyance. Croire c'est une activité de l'esprit et non un suivisme dogmatique. L'acte de foi doit être réfléchi sous peine de nous nuire. Invitation à l'ouverture d'esprit afin de lutter contre nos a priori qui régissent notre quotidien, le réalisateur délivre une réflexion puissamment mise en scène avec une photographie sublime et bon nombre de plans iconiques sans sombrer dans la surenchère inutile. De la même façon le travail d'ambiance est servi par un usage du son assez remarquable favorisant ce voyage intérieur où le silence implique ce retour difficile vers soi dans le sillage de l'introspection avancée par les grands auteurs chrétiens.


Avec ce propos universel, une force incroyable parvient à se dégager de cette oeuvre si personnelle. Un éloge aux croyants qui dépasse l'opposition manichéenne des japonais contre le reste du monde chrétien. L'illustration de la puissance de la foi, propre à notre nature humaine capable du meilleur comme du pire si elle n'est pas sujette au doute et à la réflexion.


Aucun credo ne prévaut sur un autre. La seule vérité universelle c'est notre nature de croyant. Malgré sa lecture éminemment catholique, Scorsese ne montre pas ce qu'il faut croire mais comment croire. Et croire c'est savoir faire ce travail intérieur au combien difficile, ce retour sur soi en interrogeant nos principes afin de mieux s'ouvrir au monde, de vivre en paix. L'ouverture d'esprit, un conseil qui ne sera jamais de trop.


PS : Je vous invite à lire la critique de WeSTiiX, un regard plus que pertinent sur cet immense film.

Chaosmos

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