Silence
7.2
Silence

Film de Masahiro Shinoda (1971)

Silence, c’est d’abord un roman. Celui de l’auteur nippon, et chrétien, Shusaku Endo qui évoque une période de l’histoire japonaise marquée par le rejet du christianisme et la persécution des croyants. C'est bien sûr une adaptation célèbre, car récente, signée par un Martin Scorsese soucieux de questionner le rapport intimiste à la foi. Mais c’est également une version moins connue, datant de 1971, offrant l’occasion à Masahiro Shinoda de diffuser ses velléités politiques à travers une production prestigieuse. Le recours au Jidai geki permet, en effet, à l’ancien trublion de la Nouvelle Vague de porter un regard acerbe sur le Japon d’alors, évoquant un pays dépravé, sans foi ni loi. Le silence, c’est ce qui reste à l’homme lorsqu'il a tout perdu, sa croyance, son espoir, son humanité.


Et si le silence s’impose, c’est aussi parce que la parole peut être synonyme de mort : parler, affirmer sa foi, devient un acte durement puni. Exprimer une parole contraire à celle de l’Etat est une rébellion, une maladie contagieuse qu’il convient d’éradiquer par tous les moyens : on encourage la délation, on diffuse la peur de représailles, on réduit au silence les fauteurs de troubles. On notera d’ailleurs que la reddition se traduit par un acte silencieux, le fumi-e, qui consiste à marcher sur une image pieuse, à piétiner ce en quoi on croit. La grande force de Shinoda, dans cette première partie du film, est de s’intéresser à ceux qui sont à la fois japonais et chrétien, membres des forces vives du pays (pêcheurs, paysans...) et stigmatisés comme renégat par l’Etat. On retrouve l’approche politique qui fut la sienne au début de la Nouvelle Vague, dénonçant l’oppression subie par les masses populaires, figurant l’état d’un pouvoir figé dans sa peur (de ses concitoyens, du changement, de voir ses prérogatives tombées). La grande habileté de cette première partie est de tisser un lien étroit entre foi et résistance, montrant la diffusion d’une parole religieuse en catimini, dans la pénombre et le secret, rappelant que la croyance en un idéal, en des valeurs profondes et authentiques, est un moyen d’insoumission et d’affirmation de son identité. A contrario, sa perte sera synonyme de déchéance...


Et c’est bien parce que celle-ci est constamment tiraillée, malmenée, que l’imagerie de Silence sera placée sous l’égide de l’ambivalence. Nourri par la finesse habituelle de Kazuo Miyagawa (Rashômon, Ugetsu monogatari...), l’esthétisme traduit avec force le drame de ces êtres condamnés à la mort ou à la vie dans le reniement. La nature, l’œuvre de Dieu sur laquelle marchent les hommes, semble être autant le réceptacle du divin (le vent, les vagues et les falaises forment une sorte de cathédrale naturelle pour les pères Rodrigues et Garrpe) que son tombeau (l'océan encercle, emprisonne et sert de linceul aux crucifiés...). Le sentiment d’oppression qui en découle va profondément irriguer le reste du film, capitalisant sur les effets du format 1:37 (éviction progressive du ciel et de l’horizon, enfermement des personnages dans le cadre...) et du travail musical de Tōru Takemitsu (les morceaux liturgiques bardés de dissonances traduisent à merveille le destin entravé des personnages). Efficace, la mise en scène s’emploie à une éradication en règle de toutes notions d’espoir, donnant à Silence la forme d’une fuite en avant, d’une chute sans fin qui sera celle du Padre Rodrigues le personnage principal.


Après avoir érigé un monde dans lequel le sacré est occulté, Silence sonde le cœur de ses Autochtones et questionne notre regard : quelle dignité peut-on trouver dans la vie de Kichijiro, lui qui semble rongé par le remords depuis qu’il a apostasié ? Et dans celle du père Ferreira ? Cet homme, considéré autrefois comme un parangon de vertu, a montré plus de résistance à la torture qu’à la promesse d’une vie confortable. Dans cet univers sans valeur réelle, où l’on traque la croyance et où l’on brade le spirituel, l’homme semble condamné à l‘errance et à la déchéance à plus ou moins long terme. Une allégorie que Shinoda creuse à travers le personnage du père Rodrigues, traçant un parallèle saisissant entre l’image du Christ et celle du jésuite portugais (chemin de croix, présence d’un Judas à ses côtés, transformation physique...), avant d’interroger son rapport à la foi et plus généralement son rôle de prêtre : est-on un bon serviteur de Dieu lorsqu’on en vient à mettre en péril ceux que l’on devrait protéger ? Est-on encore au service de Dieu lorsque l’on se mire en glorieux martyr ?


Comme l’indiquent les échanges qu’a pu avoir Rodrigues avec le gouverneur et le père Ferreira, c’est bien la parole des hommes qui vient rompre le silence divin face à l’horreur des tortures. Et lorsque ces derniers s’expriment, c’est leur entêtement à n’être que des hommes qui se fait entendre : le débat d’idées tourne au dialogue de sourds, l’Occidental prônant l’universalisme des valeurs de la religion, tandis que le Japonais met en avant ses propres particularités culturelles. L'habileté de Shinoda sera d’éviter toute représentation manichéenne, laissant entendre les raisons de chaque camps (le recours à la caméra tatami, héritée de son mentor Ozu, lui permet de mettre sur un même niveau les différents protagonistes), et de concentrer son attention sur l’homme et ses valeurs. L'histoire prend alors une dimension intemporelle, symbolique même, l’échec de la foi des hommes au XVIIème siècle renvoyant à la perte des valeurs de l’époque moderne : « Dieu ou Bouddha n’existent pas. Plus rien n’existe », dira l’un des personnages. Dans un monde où plus rien n’est sacré, où plus rien n’a vraiment de valeur, l’homme ne peut plus prétendre à une quelconque forme de noblesse. En tout cas, tel est le terrible constat sur lequel se clôt le film : en s’adonnant au viol, Rodrigues fait voler en éclat l’image idyllique du martyr. La croyance en la dignité humaine est dorénavant une donnée périmée.

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le 1 oct. 2021

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