« Saint Laurent se dérobe ». Telle est la formule clichée amenée en fin de récit, lorsque des journalistes se concertent pour écrire la nécrologie du célèbre couturier. Un article que l’on devine tout aussi stéréotypé, avec des paragraphes emphatiques retraçant les grandes lignes de la vie du personnage, avec un texte hagiographique chantant les louanges de l’être qui vient de nous quitter. Mais, surtout, telle est la formule utilisée par Bonello lui-même (il apparait, tout de même, au milieu des journalistes) pour s’adresser directement à son spectateur : Saint Laurent s’est dérobé, le film (nécrologique) que vous attendiez tant n’est jamais arrivé ! Contrairement à Jalil Lespert, dont le Yves Saint Laurent n’ambitionne qu’à être un biopic standardisé et édulcoré à l’extrême, Bonello est moins fidèle à la retranscription historique qu’à la captation de l’esprit, ou d’une complexité qui fait la richesse de l’individu : si « Saint Laurent se dérobe », « Yves » se dévoile...
Un singularisme que l’on devine assez vite, avec notamment ce refus farouche de céder à tout pathos en lien avec le déclin. Alors que le schéma classique du biopic alterne la gloire et la déchéance, mettant l’emphase sur le drame de l’existence, Saint Laurent, lui, hyperbolise en inversant les courbes, décrivant un triomphe qui se fait paradoxalement lorsque tout va mal (rupture sentimentale, addiction...). Plutôt qu’une progression cousue de fil blanc, le film surprend par la subtilité de son récit qui se veut éminemment proustien, faisant éclater la vie du couturier en une multitude de souvenirs, usant des réminiscences, des effets elliptiques ou distendus, pour élaborer un vertigineux portrait qui aurait l’instabilité intérieure comme centre de gravité. Une référence littéraire que Bonello assume et revendique, comme en témoignent ces références à Swann ou encore aux motifs du lit et de la chambre à coucher.
Ainsi, loin de tout didactisme, le cinéaste opte pour un portrait sensible, une œuvre expressionniste dans laquelle sont mis en relief les traits de ce personnage énigmatique ainsi que son obsédante quête identitaire. Les éléments biographiques, minorés d’une certaine façon, servent à en affiner les contours ; tandis que les développements romanesques deviennent une mosaïque, une combinaison de fragments imagés, traduisant le tiraillement existentiel d’un homme prit entre les différentes facettes de sa personnalité : entre la lumière et les ténèbres, l’élégance et la débauche, ou tout simplement entre Pierre Bergé et Jacques de Bascher. En s’affranchissant du cadre d’une biographie conventionnelle, en refusant la linéarité et la surcharge d’informations historiques, Bonello nous fait ressentir YSL, son parfum ou son essence devenant perceptible au gré des séquences. Perceptible, certes, mais toujours aussi mystérieux : YSL se perçoit mais son mystère reste entier.
Un mystère dont les contours s’esquissent à travers la prestation de Gaspard Ulliel, sa voix trainante et son timbre doux, et surtout son allure si représentative. C’est ce que l’on remarque tout de suite, dès la première scène, avec cette silhouette longiligne, en trench coat, qui le distingue tout en exprimant un style. Un style magnétique qu’Ulliel cultive adroitement, dans sa posture, dans ses gestes, jusque dans sa façon de manger de la mousse au chocolat. Sa relation avec Jacques de Bascher (excellent Louis Garrel) offre un nouveau regard sur sa personnalité, révélant un éveil au désir que Bonello traduit élégamment par les mouvements d’un lent travelling. C’est avec la même finesse qu’il traduit l’immaturité du personnage, le montrant incapable de changer une ampoule, se donnant en spectacle à Marrakech ou encore en s’enfermant dans des placards. Un personnage enfantin, certes, mais qui fait du décalage avec le monde adulte un puissant moteur créatif. C’est ce que résume fort bien la séquence en split-screen, mettant en parallèle les événements politiques des sixties avec les collections de mode : deux approches du réel, deux façons de révéler une même époque.
Si Bonello excelle dans cet art du kaléidoscope, reconnaissons qu’il ne vise pas juste à chaque fois. Ainsi, on pourra regretter l’usage de certains artifices glissant vers la surcharge, la pose ou l’ostentation, comme lors de la séquence de la Villa de Marrakech ou encore celle des orgies dans l’appartement de Bascher. Bien plus subtile, par contre, la manière avec laquelle il brosse le portrait de l’artiste en faisant lien avec le monde du cinéma. Tandis qu’YSL tissait des liens entre la mode et l’art en général, citant Warhol, Matisse ou Delacroix, Bonello cite de son côté Ophuls, Bresson et surtout Visconti. Par la présence d’Helmut Berger, il fait renaître le fantôme de « Ludwig » et interroge notre époque moderne : aujourd’hui, qu’est-ce que l’art ? Qu'est-ce qu’un artiste ? « Je ne sais plus », sera la seule réponse que prononcera Berger : enfermé symboliquement dans un appartement tombeau, son esprit artistique est sur le point de disparaitre. Il n’est déjà plus rien de concret, puisque Saint Laurent est devenu une marque surexploitée, un nom dont vend le capital. Même son rapport au « beau » se désagrège, comme l’indique malicieusement cette séquence où il réclame à son coiffeur une teinture comme Johnny Hallyday. Après s’être inspiré de Proust et des grands peintres, il lorgne désormais vers la presse people : l'esprit de Saint Laurent s’est en effet dérobé ! Et avec lui, un peu de notre rapport à la beauté...