La représentation de la jeunesse au cinéma a toujours constitué un véritable challenge pour l’adulte pétri de certitudes que nous sommes, puisque généralement on projette sur elle nos propres fantasmes, certitudes ou idées préconçues, certain d’y retrouver un reflet familier (malaise social, nostalgie d’une candeur perdue...). Sexualité, romances et premiers tourments alimentent ainsi un genre teen movie, chargé en écueils et en clichés, qui peine à se renouveler et à traduire les évolutions des jeunes générations. Pour pouvoir appréhender au mieux cet âge où une génération s’affirme et prend conscience d’elle-même, Qui à part nous se place au croisement du documentaire et de la fiction pour offrir à la jeunesse un authentique terrain d’expression : ce sera à elle, et à elle seule, de s’exprimer sur ce qu’elle est vraiment.


Puisant son inspiration dans un certain cinéma expérimental, comme Enfance (2014) de Richard Linklater ou Sorelle Mai (2010) de Marcho Bellochio, Jonás Trueba prend le parti du temps long pour retranscrire fidèlement l’état d’esprit de la jeunesse madrilène en espérant ne jamais corrompre sa parole. Tourné sur une période de cinq ans, entre 2015 et 2020, le film accompagne ainsi un groupe d’adolescents, allant du lycée à l’âge adulte, dans une perspective à long terme qui permet de les voir grandir, de comprendre qui ils sont vraiment en se laissant aller au jeu du fictif, de la mise en scène, du travestissement léger mais ô combien révélateur ! Il retrouve les comédiens de La Reconquista (2016), Pablo Hoyos et Candela Rocio, et tisse à partir d’eux une véritable fresque de 3h40 où se mêlent errances sensorielles et charnelles, questionnements existentiels et politiques...


La belle originalité du film, ainsi, sera de placer ses personnages à mi-chemin entre la fiction pure et la captation du réel, cherchant à déclencher l’authenticité d’une réaction à partir d’une situation inventée. C'est la combinaison entre écriture fictionnelle et improvisation qui doit nous donner accès à une justesse – dans l’émotion, la réaction, etc. - que la simple présence de la caméra met souvent en péril dans le documentaire. Concrètement, Jonás Trueba alterne « mises en situation » et passages durant lesquels les personnages s’expriment sur leurs vécus, invitant ainsi ses protagonistes à redécouvrir leur vie, leur intériorité, depuis un point de vue extérieur. De la même façon, le montage confronte les moments romancés aux opinions émises face caméra, permettant d’être autant dans la description que la retranscription de l’âge adolescent. Le film, par sa forme, par l’effacement de la présence de l’adulte (que ce soit le cinéaste, dont la caméra se fait discrète, ou les parents qui sont relégués en hors champs), exprime une sorte d’essence juvénile – d’où la justesse du titre français sous entendant un « pour parler de nous ? ».


Cette profusion de personnages et digressions, potentiellement déstabilisante, sert assez finement un double propos. Elle permet, tout d’abord, de prendre à rebours les habituelles productions dédiées à la jeunesse, et d’éviter ainsi leurs nombreux poncifs : on ne découvre pas une jeunesse stéréotypée, mais une jeunesse multiple, riche de ses contrastes et différences. Elle offre, d’autre part, l’occasion à Trueba de concrétiser sa démarche artistique en créant lui-même une impression de vie juvénile : sur l’écran, les personnages entrent et sortent, certains deviennent primordiaux, disparaissent avant de réapparaitre sur le devant de la scène. La caméra va les suivre au gré du hasard, lançant des pistes qui vont nous rendre curieux, suggérant la présence d’une vie bouillonnant hors du cadre de l’écran. De ce foisonnement des points de vue, des regards, surgit un monde échappant à la mainmise de l’adulte : lorsque l’intimité se fait jour, à la faveur d’échange de messages ou de morceaux de musique, on n’est jamais voyeur tout-puissant (les contenues nous échappant continuellement) mais simplement témoin d’un acte trahissant la présence d’un sentiment profond ou souterrain. De la même façon, lorsque les personnages passent et que leurs réflexions se croisent, on perçoit des similitudes qui font écho aux doutes, aux craintes et aux ambitions de toute une génération.


Le titre original Quién lo impide, pouvant se traduire par Qui m'en empêche, renvoie à cette liberté propre à la jeunesse, à cette idée que tout est possible pour eux, l‘avenir leur appartient. C’est ce que Qui à part nous exprime frontalement dans sa dernière partie, en révélant où chaque personnage se situe, tant sur un plan individuel que collectif : les groupes se multiplient, faisant émerger les consciences politiques lors d’une discussion autour d’une table, figurant le cheminement qui s’avère souvent douloureux pour celui qui entre dans le monde adulte. La séquence de la réunion en zoom est en cela parfaitement éloquente : sur l’écran s’affiche une mosaïque de visages, amplifiant une énergie joyeuse rappelant l’adolescence, tout en révélant la présence de contraintes qui sont autant de symboles de l’âge adulte. Silvio et Candela, le couple suivi, sont dorénavant séparés dans la vie comme sur l’écran. Quant au cloisonnement étriqué des figures, il rappelle bien sûr l’isolement enduré lors de la pandémie de Covid-19, la solitude qui s’applique à l’individu au milieu du groupe. Ensemble, mais seul, voilà peut-être justement une définition de l’âge adulte. À cela les différents protagonistes rétorquent « Nous ne sommes que des personnages de fiction », comme s’il fallait revenir au fictif pour gouter de nouveau à cette forme d’authenticité qu’est la jeunesse.


(7.5/10)

Procol-Harum
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Créée

le 27 avr. 2022

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