Quand une femme monte l'escalier, sommet emblématique de l’œuvre de Naruse, nous convie à une virée, sans retour possible, dans les bas fonds d'une société qui se veut pourtant si respectable. Tandis que la société nippone cultive ardemment une image de modernité, le quartier de Ginza fait irrémédiablement tomber le masque des apparences en nous révélant un univers où les plus pauvres des femmes deviennent les jouets des hommes les plus fortunés. Ici, encore plus qu'ailleurs, l'argent est roi. Les hommes affichent outrageusement leur toute-puissance ; les filles, dont le destin se réduit à la seule satisfaction du désir masculin, n'ont plus qu'un sourire de façade à exhiber. Seulement, pour celles-ci, la survie dans cet univers totalement désenchanté est souvent conditionnée avec l'avancé en âge. Car ici, plus qu'ailleurs, la jeunesse a un prix, rendant le succès d'autant plus éphémère ! C'est une réalité qui rattrape Keiko, à chaque fois qu'elle gravit ces marches pour aller rejoindre ses clients. Elle a beau avoir la trentaine radieuse, elle sait que le temps joue contre elle et qu'elle est à la croisée des chemins.
Si avec Quand une femme monte l'escalier, on retrouve bien l'univers habituel du cinéaste dans sa manière de traiter la condition de la femme, rarement il se sera montré aussi sombre et amer. Le destin de Keiko ne semble être qu'une succession de désillusions. Que ce soit sur le plan familiale, économique ou sentimentale, les problèmes ne font que s'accroître, obstruant, chaque jour un peu plus, son avenir. Il lui faudrait trouver de l'argent pour pouvoir devenir son propre patron ou alors se marier pour échapper à sa triste condition. Naruse nous livre ainsi un portrait tout en nuances de cette femme qui doit continuellement faire face à des choix cornéliens : évoluer dans ce milieu tout en refusant de céder aux avances pressantes de ces messieurs, perdurer tout en composant avec la concurrence grandissante de ses consœurs ou vivre, tout simplement, malgré la promesse de célibat faite à son défunt mari. C'est avec beaucoup d'habileté et de tact qu'il traite de ces sujets sans tomber dans le misérabilisme ou le pathos ; on est d'ailleurs immédiatement captivé par le parcours de cette femme qui se décrit au travers de ces saynètes du quotidien toujours finement esquissées par le maître nippon.
Malheureusement le rythme n'est pas toujours là, des longueurs existent et si la justesse de ton est appréciable, on aurait aimé retrouver un peu plus de légèreté ou encore une force dramatique semblable à celle de ses plus grands drames.
Malgré tout, il est difficile de ne pas tomber sous le charme d'un film aussi classieux et qui emprunte admirablement les codes du cinéma hollywoodien : l'univers de la nuit est parfaitement retranscrit à l'écran avec les déambulations de ces âmes égarées dans des lieux où flottent discrètement la fumée de cigarette et les effluves d'alcool, et où résonnent en fond sonore les accords mélancoliques d'un vieux piano usé. Naruse soigne aussi bien son visuel que ses ambiances, érigeant ainsi un sublime théâtre de la vie où s'entrecroisent les destins des filles perdues avec ceux d'hommes terriblement pathétiques. Mais si l'histoire contée est infiniment triste, elle recèle aussi ses moments de grâces, comme ce plan sublime sur les pieds de l’héroïne montant l'escalier, et elle nous permet une nouvelle fois d’admirer la sobriété d'un Tatsuya Nakadai ainsi que l’irrésistible prestance d'Hideko Takamine.