Joyeux Noël : le cadeau cinéphile de Clouzot !

"Vous êtes formidable, vous croyez que les gens sont tout bon ou tout mauvais, vous croyez que le bien c’est la lumière et que l’ombre c’est le mal. Mais où est l’ombre ? Où est la lumière ?"

Avec Le Corbeau, Henri-Georges Clouzot promène sa caméra entre ombre et lumière et révèle une réalité bien amère : celle de la France de Vichy où l'on dénonce son prochain tout en claironnant "Travail, Famille, Patrie ", celle de ces villages idylliques où l'on exhibe sa tranquillité tout en étant gagné par la suspicion, celle de ces gens ordinaires, notables ou homme d’Église, gamine ou vieillard, qui sont tous un peu fourbes, pervers ou salauds... Clouzot, plus que quiconque, s'échine à nous montrer que la frontière est trouble entre bien et mal, et que dans la vie réelle, contrairement à celle proposée par le cinéma, personne n'est blanc ou noir. Seulement, cette recherche de nuance n'est pas au goût de tout le monde et entraîne des jugements sans appel : au regard de la suspicion qui entoure son comportement pendant la guerre, le Comité de moralisation du cinéma français lui interdit dorénavant de filmer. Lorsqu'il peut de nouveau reprendre la caméra en 1947, certains pourraient croire qu'il a changé et qu'il accepte de rentrer dans le rang : tout comme L'assassin habite au 21, Quai des orfèvres est adapté d'un roman policier signé Steeman et se présente sous la forme d'un banal polar avec meurtre, enquête et suspects à la clef. Seulement on le sait, surtout avec Clouzot, les apparences sont trompeuses et ici on ne recherche plus un assassin mais un humain, celui justement que le Comité de moralisation ne veut pas voir, celui qui n'est fait que de nuances et qui vient mettre à mort le "cliché".

Le cliché en question se nomme ici Brignon, il est producteur et surtout libidineux jusqu'aux bouts des ongles. Contrairement aux personnages rencontrés dans Le Corbeau, celui-ci affiche ouvertement sa perversité, grossièrement, avec insistance, histoire que tout le monde comprenne bien qu'il est un modèle pour tous les Weinstein à venir. D'ailleurs son entrée en scène est sans équivoque : on ne voit de lui que sa main posée sur la cuisse de Jenny Lamour (filmée en gros plan), pendant que celle-ci chante sous les yeux de son pianiste de mari. Tout semble dit dès la première scène avec ce mobile et ce suspect qui sautent aux yeux. Seulement, se fier aux apparences, c'est se tromper et envoyer, par la même occasion, un innocent en prison (comme le sous-entend cette première image qui accompagne le générique d'ouverture).

Subtilement, malicieusement, Clouzot se joue des attentes de son spectateur, et surtout de ses censeurs, en tournant en dérision les clichés et les idées reçues. On retrouve alors l'ironie mordante et la plume acerbe qui le caractérisent si bien ! Les garants de la morale veulent des personnages gentiment définis (un méchant bien méchant, un gentil bien gentil...) ainsi qu'un gentil whodunit digne d'Agatha Christie, alors Clouzot exauce leurs vœux et leur sert un polar bien troussé, rythmé à l'américaine, avec intrigue retorse et rebondissements nombreux, avec surtout des personnages bien identifiés (le flic malin, la femme fatale, etc.).

Seulement, tout cela est risible et on s'en rend compte rapidement avec cet humour sarcastique qui émaille le récit. Brignon est un méchant ridicule tant il surjoue son côté pervers, surtout lorsqu'il vante les mérites des clichés artistiques tout en portant son regard sur la belle Jenny. Il faut d'ailleurs tout le talent de Charles Dullin pour le rendre délicieusement détestable. Le couple vedette est tout aussi ridicule tant il semble désassorti. D'ailleurs, comment ne pas rire de cette femme fatale qui vante son "tralala" avant de fondre pour son "biquet", comment ne pas se moquer de ce suspect idéal (excellent Bernard Blier) qui se fait chiper son meurtre et sa voiture lorsqu'il se prend pour un "preux chevalier". Comment applaudir ce flic mal fagoté, au verbe cinglant et à la mine lasse, qui ne ressemble en rien au brillant Wens... Comment prendre au sérieux, surtout, ce spectacle bouffon avec ces personnages creux et sa morale en carton ! C'est ce que nous dit en substance Clouzot, en se moquant des archétypes du genre, avant de porter toute son attention sur l'arrière-plan, les coulisses du spectacle, là où grouille la vraie vie, les vraies gens, les vrais héros de notre histoire (ordinaire).

Une démarche qui se trouve brillamment synthétisée à travers la remarquable scène du cabaret : alors que la chanson de Suzy Delair se fait entendre, on découvre les rouages du spectacle, on voit le factice prendre forme, pour finalement découvrir une vulgaire représentation de l'amour (le show de Lamour), tandis que la vraie vie se répand tout autour avec ces gens normaux (spectateurs, artistes...) aux émotions sincères.

L'enquête policière devient ainsi un bon prétexte pour filmer cette vie que les garants de la morale ne veulent pas voir, avec un réalisme rappelant quelque peu le néo-réalisme italien. Bien sûr, Clouzot fait reconstituer les principaux décors (les locaux de la police au Quai des orfèvres, le cabaret, etc.) mais tout transpire d'un réalisme certain : dès le début, on voit des artistes anonymes travailler leur chanson tandis que les personnages principaux sont en arrière-plan ; de même, la mise en scène va insister sur les coulisses, où l'on se change, où l'on répète, laissant peu de place à la scène et au spectacle... Clouzot procédera de la même façon pour décrire le milieu de la police, ce théâtre si prisé par la fiction française, en montrant le show local (investigations, interrogatoires, etc.) être peu à peu éclipsé par un autre spectacle, sans fard celui-ci, qui est celui de la vie ordinaire : ce sont tous les" personnages" de Paris (prostituées, petite canaille, etc.) qui défilent au sein du commissariat, mais ce sont également les préoccupations prosaïques qui s'invitent au cœur des conversations (la mort d'un jeune policier, "bébé barbu", hante les consciences et nous rappelle une réalité qui n'a rien de cinématographique), quand tout simplement ce ne sont pas les membres de la famille qui observent leur proche "jouer" au flic...

Jouer ou exister, il faut choisir. Clouzot opte pour le réalisme, l’ambiguïté, la complexité car la vérité qui en ressort aura toujours plus de saveur que celle du factice. Après avoir fait tuer son seul personnage stéréotypé, ce bon vieux pervers de Brignon, Clouzot nous met sur la piste du vrai coupable. Qui est-il ? Eh bien, c'est lui, c'est elle, ce sont eux, les vrais gens tout simplement.

Après avoir exhibé les fausses pistes, les faux témoignages ou les faux coupables, il convoque le vrai et multiplie les preuves de l'humain en ces lieux : l'existence d'un fils métis prouve que la vie d'Antoine ne se limite pas à son rôle de flic ; une tentative de suicide ou un coup de pied donné à un cadavre viennent trahir les émotions qui envahissent les personnages ; le regard triste que lance Dora (superbe Simone Renant) à Jenny, témoigne de sentiments qui vont au-delà de l'amitié... Voilà le cinéma que défend Clouzot, c'est celui que l'on trouve au Quai des orfèvres, avec ces personnages foutraques, veules, pas vraiment beaux et parfois minables, mais foncièrement humain. Seulement, il le sait bien ce cinéma-là n'est pas à la mode pour l'instant – "on n'est pas les plus forts" avouera même un chauffeur de taxi- c'est aussi pour cela que le film est beaucoup moins cynique que ses œuvres précédentes (la présence d'un happy end rassure, tout comme la mise en avant de la solidarité ...).

En attendant l'évolution des consciences, le cinéaste prend des airs de Père Noël et offre sa vision du cinéma à tous ceux qui veulent moins de cliché et plus de vérité, moins de fard et plus d'authenticité. Si la conclusion du récit se déroule pendant les fêtes de fin d'année, ce n'est pas un hasard – initialement le titre était d'ailleurs Joyeux Noël – car c'est à cette période que la société se fait spectacle, que les indigènes se travestissent en braves et honnêtes gens, et que les cadeaux sont échangés en guise de fraternité. Celui offert par Clouzot à ses semblables est simple : sous le clinquant du papier d'emballage, se niche l'image contrastée de l'être humain.

(8.5/10)

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le 5 avr. 2022

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Procol Harum

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